Le revenu inconditionnel
Le revenu inconditionnel est un revenu versé par la communauté à tous ses membres, individuellement, sans contrôle de ressources ni contrepartie. Il est aussi appelé allocation universelle, revenu universel, revenu inconditionnel suffisant, revenu d'existence...1, soit autant de variantes reflétant des inspirations politiques et des visées sociales diverses.
Ces différences se traduisent principalement par le montant du revenu, et son financement. Pour certains, le revenu doit être faible pour ne pas désinciter du travail, mais nous soutenons plutôt l'idée d'un revenu permettant de se passer durablement d'un emploi, fournissant de quoi vivre matériellement et exister socialement, au-moins frugalement.
L'allocation universelle a été expérimentée notamment au Canada, en Inde ou en Namibie. L'Alaska a mis en place une forme particulière d’allocation universelle qui est une sorte de rente pétrolière. Ces différentes expérimentations sont recensées dans cet article 2. Hélas, aucune expérimentation n'a encore eu lieu en France, et aucune n'est prévue pour l'instant, bien qu'épisodiquement certains partis politiques en mentionnent l'idée, timidement. Et bien que des associations (comme le POURS) militent auprès des élus locaux depuis quelques années en leur proposant d'expérimenter localement ce système.
L'idée d'un revenu inconditionnel va à rebours de la pensée dominante, qui ne conçoit absolument pas de séparer les revenus de l'activité productive, ou plutôt de l'activité lucrative. La philosophie sous-jacente du revenu inconditionnel part du principe que tous les membres d'une société sont utiles, et qu'ils ont tous le droit de vivre. Ce qui aujourd'hui passe nécessairement par l'argent, par un revenu décent. Aujourd'hui en France, mis à part quelques allocations marginales, trop faibles, et stigmatisantes pour leurs bénéficiaires, les revenus proviennent exclusivement du travail salarié 3. Or le monde salarié accueille de moins en moins de monde, dans un contexte de chômage de masse structurel, qui décidément ne semble pas vouloir bouger. Pendant que les chanceux qui ont encore un travail, soit sont dans des situations précaires, soit sont mal payés, soit vivent des conditions au mieux désagréables, et dans la plupart des cas, travaillent beaucoup trop et finissent par sacrifier leurs vies pour une surproduction inutile, et une surconsommation futile.
Dans les parties qui suivent, nous allons grosso-modo résumer le livre de Baptiste Mylondo: Ne pas perdre sa vie à la gagner, Pour un revenu de citoyenneté 4. Ce livre, très proche de nos convictions, est composé de deux parties: une critique de la “valeur travail”, et un plaidoyer en faveur du revenu de citoyenneté. C'est cette deuxième partie qui nous intéresse ici.
Les vertus du revenu inconditionnel
Le revenu inconditionnel, en plus de la pérennisation des vies non soumises au salariat, possède de nombreuses vertus. La première justifie à elle seule sa mise en place immédiate: l'éradication de la pauvreté. Actuellement, la France est un des pays les plus riches au monde, et pourtant il héberge encore entre environ 4 et 8 millions de pauvres (selon les calculs de l'INSEE, la variation venant du choix du seuil de pauvreté). Les aides sociales sont aujourd'hui bien trop nombreuses, et compliquées, ce qui fait que beaucoup de personnes ne savent pas qu'elles pourraient en bénéficier et ne les demandent pas, ou alors sont bloquées par les difficultés administratives. Ou alors, elles ne le font pas par fierté, car des aides sociales accordées aux pauvres et exclus du monde du travail sont forcément stigmatisantes, voire humiliantes, et nécessitent des contrôles à priori et à posteriori. Un revenu unique pourrait remplacer beaucoup de ces aides, il serait distribué automatiquement, et à tout le monde, sans stigmatiser qui que ce soit. Pour peu que ce revenu soit au-dessus du seuil de pauvreté, alors on a éradiqué ce problème en France.
Le deuxième avantage de ce revenu est qu'il offre une alternative aux politiques de l'emploi et de lutte contre le chômage que nous connaissons actuellement et qui se trouvent dans une véritable impasse. En remettant en cause la centralité du travail, l'exclusion par le chômage est dédramatisée. Les activités non salariées sont de nouveau valorisées: activités bénévoles, domestiques, amicales, familiales... Tous les symptômes de l'exclusion sociale sont potentiellement soignés, du moins en bonne partie. Citons pêle-mêle: la souffrance psychologique, la délinquance, la dépolitisation, l'alcoolisme, la violence conjugale, etc.
Une troisième vertu est le rôle non négligeable que peut jouer un revenu universel et inconditionnel dans la réduction des inégalités. Les jeunes ayant des revenus mensuels raisonnables, ainsi qu'un capital accumulé depuis leur naissance se retrouvent avec une bien meilleure égalité des chances devant l'éducation et l'accès au logement (bien que ce problème ne peut être résolu à lui seul, comme d'autres, par le revenu inconditionnel). De plus, les salaires seraient nivelés par le haut, chaque citoyen recevant la même somme supplémentaire. Proportionnellement aux revenus actuels, les personnes les plus pauvres seraient les “plus gagnantes”, tandis que l'effort de financement serait davantage soutenu par les personnes ayant des revenus plus élevés. Enfin, les métiers pénibles seraient revalorisés, en terme de salaire du moins, ce qui réduirait certaines injustices flagrantes. Les conditions de travail pourraient elles aussi être revues à la hausse, si plus personne ne se retrouvait contraint à les subir.
Une désincitation au travail?
Nous l'avons évoqué, le montant du revenu inconditionnel fait débat parmi ses défenseurs. Les plus libéraux, et les plus “réformistes” proposent, du moins au début, pour ces derniers, un revenu bas et insuffisant pour vivre de façon autonome. Ce qui reviendrait à l'idée du RSA, qui finalement ne fait que subventionner publiquement des emplois pénibles et rémunérés de manière très insuffisante.
Mais chercher à calculer un revenu minimum, ou suffisant, pose problème aussi. En effet, qu'est-ce qu'un train de vie décent, acceptable, confortable? La réponse est très subjective, d'une part, et dépend de nombreux facteurs, comme la région dans laquelle on vit. En effet, un célibataire parisien n'a pas les mêmes besoins financiers qu'une famille vivant à la campagne.
Ces deux constats amènent Baptiste Mylondo à conclure en la nécessité d'un revenu le plus élevé possible. Revenu qui ne doit toutefois pas affecter l'économie de manière trop brutale, le risque étant de pénaliser tout le système.
Ce qui nous amène enfin à l'objection la plus courante au revenu inconditionnel: si tout le monde peut vivre sans travailler, alors qui travaillera encore? 5 Cette objection est légitime, car on peut très bien imaginer une hausse des temps partiels choisis, de l'intermittence et du temps de loisir. D'autant que le travail risque de participer encore plus à l'effort de solidarité. Toutefois, l'inertie sociale permet de relativiser cette crainte, puisque la valeur travail semble installée durablement dans nos esprits. D'autrepart, l'argent n'est pas la seule motivation, du moins pour certains métiers, puisque l'intérêt de l'activité exercée, ou la reconnaissance sociale entrent aussi en compte dans le choix d'un travail. La désertion du marché du travail, ou la diminution du temps de travail pour certains, seraient aussi compensées par l'arrivée des chômeurs et autres exclus qui pourraient alors avoir leur part du gâteau productif. Sans parler de certains métiers qui deviendraient moins vitaux, comme les femmes de ménages et autres nounous.
Néanmoins, la question de la désincitation au travail ne peut être écartée d'un revers de main. Voici trois réponses au problème:
- la logique du don et du contre-don: tous participent à la société, ce que l'on donne aux citoyens, ils le rendront sous n'importe quelle autre forme. Mais les activités que nous choisirons seront-elles en adéquation avec les besoin de la société? Qui réalisera les tâches ingrates?
- On peut imaginer une politique volontariste de partage équitable et démocratique du travail pénible entre tous les citoyens, ce qui serait une remise en cause radicale de la division du travail (nous l'avons vu, celle-ci est souvent discriminatoire: raciste, sexiste, ou autre). Une alternative moins compliquée à mettre en place, et plus en lien avec la philosophie du revenu inconditionnel est de s'en remettre à l'offre et à la demande. En effet, si certains métiers risquent d'être désertés, alors il faudra augmenter leurs salaires. Les postes de directeurs et autres postes valorisés trouveront toujours preneurs, en revanche, les métiers que l'on exerce habituellement sous contrainte, devront voir leur salaire s'élever suffisamment pour inciter, et non plus contraindre, au travail.
- Puisque le revenu inconditionnel est financé par l'activité économique, s'il est trop élevé et qu'il désincite à travailler, la baisse de l'activité économique induite provoquerait à son tour une baisse du montant du revenu inconditionnel. On observe donc une sorte de régulation qui fait que l'incitation financière existera toujours, particulièrement si le besoin s'en fait ressentir par l'économie.
Ainsi, ces trois mécanismes combinés garantissent le maintien d'une activité économique répondant aux besoins de la société. Mais une baisse de l'économie serait-elle si grave? Quand on connaît les ravages du productivisme et du consumérisme, tous deux au service d'une course à la croissance du PIB, ravages écologiques, sociaux, psychologiques, et ainsi de suite, ne pourrait-on pas accueillir avec joie une telle décroissance? Pour provoquer une telle décroissance, salvatrice à plein d'égards, il suffirait alors d'élever généreusement le RI.
D'autant plus que le RI, par sa remise en cause de la centralité du travail remet aussi en cause celle de la consommation. C'est alors vers une décroissance de la consommation, accompagnée d'une baisse du travail, que nous amène le revenu universel, puisqu'il permet de renouer avec la gratuité et la solidarité, en lieu et place d'une surconsommation effrénée et malsaine. Cette décroissance est soutenable, puisqu'elle est le fruit d'une baisse volontaire de notre bien-être matériel.
Le financement
Sans entrer dans les détails de son livre, citons les deux mécanismes de financement proposés par Mylondo: des transferts au sein des budgets de la protection sociale et de l'Etat d'une part, une hausse des recettes fiscales d'autre part.
Premièrement, le RI peut remplacer certaines prestations sociales existantes, lorsque celles-ci ont le même objectif que le RI. C'est le cas du RSA par exemple, ou des allocations familiales, mais en revanche on ne peut pas éliminer l'assurance maladie. Afin de pouvoir effectuer le transfert il faut aussi que le RI soit supérieur ou égal à la prestation qu'il remplace. Des économies non négligeables sont réalisées directement par ces transferts, mais aussi indirectement du fait de la simplification du système et de la suppression des contrôles, très coûteux (comme ceux que subissent les bénéficiaires du RSA).
Deuxièmement, le RI doit être financé par une hausse des recettes fiscales, mais lesquelles? Certains ont proposé de taxer la finance (taxe Tobin), ou la pollution, ce qui ne paraît pas très raisonnable à long terme (ce n'est pas vraiment un pari d'avenir...). On préfèrera alors taxer des ressources “en lien direct avec le revenu de citoyenneté afin d'assurer l'effet de balancier permettant de maintenir une activité économique satisfaisante” 4. Le choix s'oriente alors vers l'imposition des revenus des personnes physiques. La solution proposée dans le livre est une augmentation de 35% de la CSG. Pour donner un ordre d'idée, dans l'hypothèse d'un RI à 750 euros (le seuil de pauvreté), un travailleur qui gagne 2.142 euros paierait en impôts ce qu'il gagnerait en RI (les deux s'annulent, donc). Avec des revenus inférieurs à 2.142 euros, on gagne de l'argent supplémentaire grâce au RI, et inversement, à 3.000 euros de revenus par exemple, le taux d'imposition réel n'est que de 10%, ce qui n'est pas si élevé. Le lecteur curieux pourra s'orienter vers le livre pour la démonstration complète du financement du RI à 750 euros. La démonstration est également faite de la possibilité de financer un RI égal au SMIC, soit 1.050 euros.
Finalement, le problème n'est pas tant le financement lui-même, mais le choix du financement. Car en effet, de nombreuses solutions sont possibles, outre celles évoquées précédemment: taxation de la finance, de la pollution, du capital, de la consommation (TVA), des revenus élevés (instauration d'un revenu maximum), création monétaire... La France est un pays riche à l'excès, le financement d'un RI n'est vraiment pas un problème, simplement le choix du type de financement dépend du modèle de société souhaité. Et il ne faut pas uniquement voir le RI comme un coût, c'est un investissement en l'avenir, avec des retombées potentielles inestimables.
Vers une société coopérative?
Toujours d'après l'ouvrage étudié, le RI profiterait le plus aux familles touchant des revenus inférieurs à un seuil au-delà duquel les impôts sont supérieurs au RI. Inversement, il profiterait le moins aux célibataires sans revenus. Or, en reprenant les hypothèses du RI à 750 et 1.050 euros, le RI améliorerait la situation de 80% et 90% des célibataires (pour les détails, se référer au livre). On peut donc dire que le RI améliorerait le niveau de vie d'une écrasante majorité de la population. Toutefois, il faut garder en tête que les prix risquent d'augmenter du fait du changement de rapport de forces entre employeurs et employés, ce qui fausserait un peu l'augmentation du niveau de vie dont nous venons de parler.
Afin de compenser la hausse des salaires pour les métiers pénibles, plusieurs options sont envisageables pour les entreprises: hausse des prix, baisse des salaires les plus élevés ou baisse des profits. Ce ne serait que justice, pourrait-on dire, mais le risque est de faire fuir les consommateurs, les cadres et diplômés, ou bien encore les investisseurs. Une solution intéressante serait alors que l'Etat incite les entreprises à ces changements, en encourageant le développement des sociétés coopératives. En effet, dans ces structures, les employés sont aussi les employeurs, et sont aussi les investisseurs. Puisque les employés s'organisent démocratiquement, on peut imaginer aisément qu'une société coopérative puisse mettre en place les mesures citées précédemment. D'autres entreprises pourraient alors se transformer à leur tour en sociétés coopératives.
Quels changements sociaux peut-on espérer?
Nous avons vu que le RI pouvait éradiquer la pauvreté, réduire les inégalités sociales, annuler le chômage en tant que problème et lutter contre l'exclusion. Au niveau du travail, les salaires seraient revus à la hausse pour les métiers pénibles et dévalorisés actuellement. Les conditions de travail s'amélioreraient du fait d'un nouveau rapport de forces entre employés et employeurs. Paradoxalement, le travail lui-même serait revalorisé, puisqu'il ne s'exercerait plus sous la contrainte financière et dans des conditions désagréables. Enfin, on peut espérer comme nous venons de le voir, un développement des sociétés coopératives et plus globalement de nouvelles formes d'activité et d'organisation collectives.
Maintenant rêvons un peu, et tentons d'imaginer l'impact psychologique du RI sur la société, sur les consciences. Le temps libre, en-dehors du travail et de la consommation, reprendrait de la place, au bénéfice des activités socialement utiles, si nécessaires aujourd'hui, alors que les associations sont complètement débordées et dépassées par la situation. Par l'autonomie nouvelle des individus, et donc leur responsabilisation, par la possibilité qu'ils auraient de s'engager comme ils le souhaitent dans la société, on peut imaginer que le RI donne naissance à un mouvement de “re-politisation”, de plus en plus de personnes ayant envie à nouveau de participer à la vie politique et de sortir de la passivité. Enfin, le temps libre retrouvé est potentiellement créateur de lien social et ouvrirait la voie aux pratiques artistiques, spirituelles, ou tout simplement aux loisirs et à la vie de famille.
Un revenu inconditionnel insuffisant
Le RI peut aider à abolir le travail, ou du moins le culte de la valeur travail: le culte du travail aliénant, contraint et pénible, liberticide et désastreux écologiquement, socialement et psychologiquement.
Mais le RI ne pourra pas à lui seul apporter les changements dont nous rêvons. Son montant lui-même ne peut être “suffisant”, sinon il n'y aura plus de travail ou d'activité économique. “Dès lors, le revenu de citoyenneté doit s'intégrer dans une politique sociale plus large d'accès aux biens et services essentiels. Plafonnement des loyers, gratuité ou quasi-gratuité des services publics, apparaissent alors comme des mesures d'accompagnement incontournables.” 4
De plus, nous avons vu qu'un soutien au mouvement coopératif serait salutaire, ainsi que l'adoption de taxes sociales et écologiques, éventuellement l'instauration d'un revenu maximum autorisé. Plus que jamais l'évasion fiscale doit être combattue et les paradis fiscaux interdits pour de bon. Enfin, la revalorisation sociale du temps libre et autonome, en-dehors du travail et de la consommation, serait nécessaire afin d'accompagner l'inévitable changement des mentalités.
Pour aller plus loin
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Livres
- Ne pas perdre sa vie à la gagner, Pour un revenu de citoyenneté, Baptiste Mylondo
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Sur le net
- "Co-animé par la communauté des partisans du revenu de base, le site revenudebase.info a pour ambition d’être la plateforme phare pour promouvoir le concept dans la sphère francophone."
- Revenu garanti, « la première vision positive du XXIe siècle », peripheries.net
- Collectif POURS : http://pourunrevenusocial.org
- Une brève comparaison de quelques formes de revenu universel (de nombreux articles sur le même thème sont disponibles sur ce site) : actuchomage.org
- Fondement philosophique du revenu d'existence, Yoland Bresson: revenudexistence.org
- Wikipedia
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Vidéos
- Dans la partie ressources sur ce site, une section contient plusieurs vidéos sur ce thème : vidéos sur le revenu universel et inconditionnel
- 1. revenu social, revenu social garanti, revenu de base, revenu de vie, revenu de citoyenneté, revenu citoyen, ou encore dividende universel!
- 2. Revenu garanti pour tous : quand la réalité devance l’utopie, Stanislas Jourdan, janvier 2012, bastamag.net
- 3. en oubliant nos amis fortunés, qui peuvent ou pourraient vivre de leurs revenus immobiliers/financiers
- 4. a. b. c. Ne pas perdre sa vie à la gagner, Pour un revenu de citoyenneté, Baptiste Mylondo, Editions du Croquant, 25 novembre 2010
- 5. Cette objection constitue également une reconnaissance bienvenue, et hélas rare, de la pénibilité du travail...