La gratuité
Sortir du travail nous amène à (re)vivre la gratuité. On se retrouve, par pression financière, à chercher des alternatives non-payantes pour satisfaire nos désirs et besoins. Mais le changement est aussi psychologique, car en sortant du salariat-consommation, on sort de ce système dans lequel tout geste doit être rémunéré. On se retrouve alors à donner sans rien attendre en retour, et vice versa. S'ensuivent une certaine légèreté de vivre, et des expériences sociales plus riches.
Mais la gratuité est aussi un outil de partage pour sortir du travail et du productivisme. L'essentiel de ce texte est la réécriture par nos soins d'une interview filmée 1 de Paul Ariès, objecteur de conscience et apôtre de la gratuité. D'autres sources complètent cette interview, mais celle-ci contient déjà l'essentiel sur le sujet, du moins en guise d'introduction.
La gratuité existe déjà
Nous vivons la gratuité au quotidien sans que nous nous en rendions compte car elle est complètement naturelle, que ce soit dans les relations amoureuses, sociales, associatives, etc. Les services publics en sont aussi un exemple (gratuité ou quasi-gratuité des soins, de l'école...). Citons aussi les “biens communs”: l'air, l'eau, les parcs naturels, la culture (avec les auteurs du domaine public). Et la gratuité fonctionne sans problème particulier dans tous ces domaines. Nous ne sommes donc pas dans une société purement marchande et compétitive, la gratuité existe encore, bien qu'elle ait des adversaires puissants.
La gratuité est attirante pour quasiment tout le monde, comme l'attestent le succès des journaux gratuits et du téléchargement illégal. Mais ces exemples justement sont loin d'être les meilleurs, puisque l'un repose sur la publicité au détriment de l'information, et le deuxième sur la non-rémunération des artistes. Ajoutons aussi le marketing au rayon des mauvais exemples : “Deux détergeants achetés, le troisième offert!”. Mais nous sommes aussi friands des évènements gratuits, comme la fête de la musique, ou de la cueillette de champignons...
Bref historique de la gratuité
Nous évoquons dans un autre chapitre cet épisode méconnu de notre histoire, que Marx détaille dans son Capital: l'accumulation primitive. C'est le début du capitalisme, et de la guerre menée jusqu'à ce jour par la grande bourgeoisie contre la gratuité. Ce fût tout d'abord l'interdiction du glanage, de la cueillette, de la pâture... L'évènement le plus célèbre est le mouvement des Enclosures dans l'Angleterre du XVIIème siècle.
Cette accumulation initiale (on peut aussi parler d'accaparement, voire de vol) est la condition nécessaire à la mise en place du capitalisme. Celui-ci est sensé, par la suite, garantir l'accès à la propriété, par sa distribution favorisant les plus méritants. Or, ce système ne garantit pas l'accès à la propriété, simplement son accaparement par les plus riches (démontré par Marx, cité par Paul Ariès 1).
Ainsi, la gratuité a toujours existé, mais le capitalisme la combat depuis ses débuts. Et aujourd'hui, “l'hypercapitalisme” est le premier système à procéder à un combat jusqu'au-boutiste contre la gratuité, en s'attaquant dans certains pays à l'eau de pluie, ou plus globalement à la libre replantation des semences par les paysans. La gratuité dont nous parlons ici, et qui est combattue historiquement par le capitalisme, est en fait une sorte de droit instinctif, le “droit de tirage” dont chacun dispose sur les fruits de la nature. Mais ce droit de tirage est aussi valable pour les productions humaines, dont on a le droit de jouir et ce sans fournir aucun travail.
Finalement, la gratuité, c'est tout simplement le droit à la vie, sans contrepartie. Ce droit est aujourd'hui le fruit des conquêtes de nos ancêtres et des rapports de force successifs qu'ont connu nos sociétés.
Défendre et étendre la sphère de la gratuité
Aujourd'hui, le modèle néolibéral combat activement tous les secteurs encore gratuits. En France, le débat récurrent concerne la privatisation des services publics, mais il peut aussi s'élargir à l’eau et à l’air, aux semences... Il s'agit donc de défendre (les services publics, l'école...) mais aussi d'étendre la sphère de la gratuité. Mais que devrions-nous rendre gratuit?
Toute société devrait se donner comme objectif premier la satisfaction des besoins essentiels. Quels sont ces besoins? On peut penser à l'eau par exemple, à l'alimentation, l'air... Autant de choses dont nous avons besoin pour vivre, tout simplement. Cette liste peut être définie démocratiquement, il suffit ensuite de trouver des solutions politiques et économiques pour assurer ces services.
On peut penser aussi au logement social. Plutôt que de persécuter les gens du voyage, les squatteurs, et toutes les personnes qui tentent de retrouver un peu d'autonomie, pourquoi ne pas rendre gratuit l'accès à l'habitat? Au-moins le logement social, dans un premier temps; pour le reste on peut commencer par plafonner les loyers à un niveau acceptable, ce serait déjà pas mal.
Un autre exemple est la gratuité des transports en commun urbains, déjà mis en place dans certaines villes, et défendu par le “Réseau pour l’Abolition des Transports Payants”.
La gratuité pour tous: instrument d'émancipation sociale
Pour reprendre l'exemple des transports publics urbains, rappelons que ceux-ci sont déjà gratuits pour les allocataires des minima sociaux. Mais en réservant la gratuité aux plus pauvres, le risque est de les victimiser, de les culpabiliser, et de gaspiller du temps et de l'argent dans le flicage que cela implique (vérification des dossiers, contrôle des abus, etc). En opposition à cette gratuité partielle, la gratuité pour tous devient un instrument d'émancipation sociale, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, elle est un vecteur de démarchandisation puisqu'elle donne une valeur aux choses qui n'est pas celle du prix. La répartition de la richesse entre le marchand et la société serait décidée collectivement. De plus, la gratuité permet de poser d'autres questions: qu'est-ce qu'on produit? Comment? Pour satisfaire quels besoins sociaux? Car la gratuité peut être perverse : on peut prendre l'exemple de la presse gratuite, truffée de publicité. Dans ce cas, la gratuité devient une sorte de machine de guerre contre des productions de qualité...
Un autre objectif est de sortir de la dictature de l'économie, puisqu'aujourd'hui nous sommes devenus des forçats du travail et de la consommation. Le capitalisme a une forte capacité à insécuriser: économiquement, psychologiquement, culturellement... La gratuité quant à elle pourrait nous re-sécuriser, en assurant une vie et un avenir relativement stables. Enfin, on peut espérer que si nous sortons de l'insécurité permanente, nous pourrons alors nous affairer à d'autres choses que le travail et la consommation. Nous retrouverions ces activités qui font cruellement défaut aujourd'hui: la citoyenneté, la poésie, le jeu...
Deux contre-arguments
Toujours dans cette interview, M. Ariès répond à deux contre-arguments récurrents. Le premier est le coût: la gratuité a un coût, comment peut-on la financer raisonnablement? La réponse est que tout a un coût, pour financer la gratuité il suffit de voir ce qu'on fait de notre argent, de nos impôts, qui paie des impôts, à quelle hauteur... Et que financent nos impôts aujourd'hui? Dans quelle mesure financent-ils nos besoins fondamentaux?
Le deuxième contre-argument est la déresponsabilisation. Ne risquons-nous pas d'abuser d'un service s'il est gratuit? Ou de nous en désintéresser? Or ce n'est pas parce que l'école est gratuite, par exemple, que les parents se désintéressent de la scolarité de leurs enfants. Et rappelons qu'on peut difficilement faire plus irresponsable que le système actuel. Un seul chiffre illustre ce phénomène: 20% de la population la plus riche s'accapare 86% des ressources mondiales.
Gratuité de l'usage, renchérissement du mésusage
Une solution pour garantir la responsabilité est de rendre l'usage gratuit, tout en renchérissant le mésusage, le superflu. En effet, pourquoi payer son eau le même prix pour remplir sa piscine ou pour se désaltérer? Pourquoi payer les mêmes impôts fonciers pour une résidence principale et pour une maison de campagne ? Cette distinction entre usage et mésusage permettrait donc de prendre en compte la finitude de la planète, sans toutefois négliger l'aspect social. Reste à définir, démocratiquement, quels sont les niveaux acceptables pour un usage normal.
Gratuité, revenu minimum, revenu maximum
Malheureusement, la solution que nous venons de présenter (gratuité de l'usage, renchérissement du mésusage) comporte un risque: celui d'enfermer les pauvres dans la nécessité pendant que les riches conservent le droit d'acheter à l'infini des marchandises superflues. D'où l'idée d'accompagner la gratuité par un revenu garanti, couplé à un revenu maximum autorisé.
Ariès propose de verser ce revenu garanti, universel et inconditionnel, sous différentes formes: monnaie nationale (euro), monnaie locale, pour relocaliser l'économie, “droit de tirage” (électricité par exemple) ou encore “monnaie fondante”, pour favoriser l'échange plutôt que l'accumulation.
Le revenu maximum autorisé consiste tout simplement à dire: au-dessus d'un certain montant (défini démocratiquement) on prend tout. Premièrement, cela permettrait de financer la gratuité et un revenu garanti décent. Mais cela permettrait aussi de changer les mentalités. En effet, il a été observé que le mode de vie des classes supérieures a tendance à orienter le mode de vie des classes inférieures. Les plus riches sont donc responsables de la situation désastreuse actuelle non seulement par leur mode de vie, mais également par le mauvais exemple qu'ils donnent. En contrant cette influence, on favoriserait alors les cultures populaires, les cultures dominantes ne seraient plus uniquement celles de la bourgeoisie.
Pour conclure
Un ouvrage collectif, dirigé par Paul Ariès, a été édité sur ce thème: Vivre la gratuité 2. En guise de conclusion, voici la présentation de l'éditeur:
Le capitalisme connais une nouvelle crise. On peut cependant lui reprocher tout ce que l'on veut, ce système sait susciter le désir.
Les peuples qui sont tombés dans la marmite il y a presque un siècle ne demandent qu'à poursuivre. Ceux qui y échappent encore n'espèrent qu'à les imiter.
Qu'opposer d'aussi fort que ce mythe d'une abondance généralisée ? Il ne suffit pas en effet d'avoir raison en politique. Encore faut-il rendre une alternative désirable.
Et si la gratuité était ce nouveau paradigme qui manque tant ?
A voir
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Les glaneurs et la glaneuse
- Documentaire d'Agnès Varda (un extrait ici)
- "Un peu partout en France, Agnès a rencontré des glaneurs et glaneuses, récupereurs, ramasseurs et trouvailleurs. Par nécessite, hasard ou choix, ils sont en contact avec les restes des autres. Leur univers est surprenant. On est loin des glaneuses d'autrefois qui ramassaient les épis de blé après la moisson. Patates, pommes et autres nourritures jetées, objets sans maître et pendule sans aiguilles, c'est la glanure de notre temps. Mais Agnès est aussi la glaneuse du titre et son documentaire est subjectif. "