La nausée consumériste

Le travail et la consommation sont les deux faces d'une même pièce. Puisque l'un ne pourrait exister sans l'autre, nous pouvons décrire notre société comme celle du travail, autant que comme celle de la consommation. Et si nous voulons sortir du travail, il nous faudra sûrement alors trouver une issue à la consommation, dans le même mouvement.

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Histoire

La révolution industrielle est à l'origine d'une production massive de marchandises, qu'il s'agit ensuite de vendre à un prix supérieur à leur coût de fabrication afin de réaliser un profit. Pour cela, dès le début, il fallait évidemment des consommateurs. Rapidement, les riches ont été dépassés par la production industrielle; ils ont alors fait appel aux ouvriers pour consommer les produits excédents. Adam Smith, théoricien célèbre du capitalisme, avait réfléchi à la nécessité d'ouvrir le marché intérieur aux pauvres, afin de le développer. Berkeley écrivait en 1755 : "La création de besoins ne serait-elle pas le meilleur moyen de rendre le peuple industrieux ?" 1.

"Ce n'est pas l'employeur qui paie les salaires, mais le client." Henry Ford ne s'y trompait pas, le véritable employeur est le consommateur. Au début du XXème siècle, Ford est à l'origine d'un mode élaboré d'organisation scientifique du travail, le fordisme. Selon lui, l'augmentation des salaires permettait non seulement de lutter contre la démission des ouvriers (fuyant des conditions de plus en plus dégradantes de travail à la chaîne), mais surtout cette augmentation permettait la consommation de masse. En effet, les ouvriers travaillant dans ses usines allaient pouvoir eux aussi acheter une voiture, et se donner plus de travail en augmentant les besoins de production.

Plus tard, au sortir de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis se sont retrouvés face à un problème inattendu. Pendant la guerre, leurs usines avaient prospéré, dans une économie largement planifiée, pour atteindre des capacités de production énormes. Cette productivité avait grassement enrichi quelques-uns, pendant que les autres avaient été disciplinés par le travail à l'usine. C'était idéal, parfait. Or, pour maintenir voire augmenter ce niveau de production en temps de paix (relative), il fallait que la consommation augmente drastiquement. Mais que pourraient consommer les gens?

La création de besoins

A cette époque, les gens ne consommaient que ce dont ils avaient besoin: de quoi se nourrir, se loger, se vêtir, se soigner, etc. Or ces besoins de base étaient rapidement satisfaits, et n'étaient pas suffisamment voraces pour avaler toute la production industrielle. De plus, les produits de l'époque étaient achetés pour leur robustesse, leur fonctionnalité et leur durabilité. Encore une fois, cette habitude était incompatible avec le productivisme capitaliste. Deux stratégies majeures ont alors été développées afin de placer le consumérisme au coeur de nos vies: l'obsolescence programmée et le marketing (qui inclue entre autres l'obsolescence perçue).

L'obsolescence programmée est la planification technique, par des ingénieurs et des commerciaux, de la durée de vie d'une marchandise. Par exemple, une imprimante tombera en panne au bout d'un temps prévu à l'avance, suffisamment long pour ne pas nuire à l'image de la marque, mais suffisamment court, de sorte que la machine à produire puisse suivre son cours “normal”. L'imprimante ne sera bien sûr pas réparable, ou alors à un prix très proche d'une imprimante neuve. Voir le documentaire d'Arte à ce sujet: Prêt à jeter.

L'obsolesence perçue, est le mécanisme par lequel un produit devient ringard, vieux jeu, dépassé. C'est le monde des apparences et des effets de mode, entretenus dans une certaine mesure par les consommateurs eux-mêmes, mais à plus forte raison par la publicité et les médias. Ceux-ci ne deviennent au fil du temps qu'un support publicitaire:

“à la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit (...).”, dixit Patrick Le Lay, PDG de TF1. “Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible.” 2

Cette fuite en avant du productivisme-consumérisme n'a pas été décidée sur des bases démocratiques. Les solutions du marketing et de l'obsolescence programmée ont été réfléchies, formalisées et appliquées à l'abri des regards publics, par des personnes du monde de l'industrie, donc non élues et n'ayant de comptes à rendre à personne. Pour une présentation de ces processus historiques, on pourra s'en référer aux documentaires Prêt à Jeter et The Century Of Self 3.

La publicité est au coeur de ce nouveau consumérisme, idéologiquement et matériellement. Elle est non seulement mise en place de façon arbitraire, mais est anti-démocratique par nature:

“L’univers publicitaire façonne l’univers politique. De manière diffuse et inconsciente, en faisant croire au citoyen que la consommation va suffire à sa vie socioculturelle et politique, en l’entraînant quotidiennement à la passivité, en l’infantilisant, en encourageant son cynisme, en renforçant son respect des hiérarchies ; de façon délibérée, en appliquant les astuces publicitaires aux campagnes politiques.” 4

Il est acquis aujourd'hui que la société de consommation n'a pas tenu ses promesses. Elle est un désastre écologique. Elle participe activement à la dégénérescence des liens sociaux, par son individualisme, son insouciance et ses effets dépolitisants. Elle tue la diversité pour uniformiser le monde (nos meubles, nos téléphones et l'industrie musicale figurent parmi les plus atteints). Elle nous fait travailler comme des chiens, produire ce que nous ne consommerons jamais, et consommer ce que nous ne produirons jamais; en retour elle ne nous offre que des produits de mauvaise qualité, à faible durée de vie, et qui ne font qu'entretenir nos frustrations et nos vanités.

Il est évident que si nous souhaitons sortir du travail, il nous faut ouvrir les yeux sur la merde que nous produisons, afin de ne plus ressentir le désir d'acheter. Il nous faut donner du sens à notre vie, sortir de l'ennui qui nous ronge, pour éradiquer l'achat compulsif comme passe-temps par défaut. Retrouvons la vraie signification des mots matérialisme, hédonisme et abondance. Nos besoins en travail diminueront en proportion, et la paix régnera sur Terre. A peu près.


Pour aller plus loin

  • 1. La domestication industrielle, infokiosques.net
  • 2. Patrick Le Lay, PDG de TF1, interrogé parmi d’autres patrons dans un livre Les dirigeants face au changement (Editions du Huitième jour)
  • 3. The Century Of Self, Adam Curtis, BBC. Des infos en anglais chez wikipedia, et des extraits sur youtube (pour les anglophones confirmés!).
  • 4. Pub: la conquête de notre imaginaire, Les Renseignements Généreux