Sauver l'industrie ?

Ce texte est largement inspiré d'un numéro de la revue Silence intitulé “Sortir de l'industrialisme” 1. Avant de rentrer dans le vif du sujet, voici une présentation intéressante sur laquelle nous sommes tombés en faisant des recherches, et qui résume assez bien le propos:

Qu’est ce que l’industrialisme ?

Socialisme et capitalisme (ou plutôt socialismes et capitalismes ?) ont un fond commun, l’industrialisme, un système dont la production industrielle est le pivot, mais qui ne se limite pas au secteur industriel.
L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme. C’est un ensemble cohérent d’habitudes et de processus, incarné dans nos mentalités, dans des objets et dans une organisation de l’espace et du temps. Cette cohérence évolue au prix de multiples conflits.
Est-il dissociable de l’appétit de profit et de domination ? Est-ce qu'il n'assujettit pas tous les champs de la vie humaine, par ses séductions et par une liberté illusoire ? Ne s’impose-t-il pas particulièrement par la violence des conditions de travail et par la marchandisation des rapports entre les hommes ?
Aujourd'hui, avec le pillage des ressources et le rejet de ses déchets, l’industrialisme pèse sur la planète entière et se retourne contre le vivant. Son hégémonie prive le citoyen, à la fois coupable et victime, de la maîtrise de ses choix et de ses moyens d’existence, et nie finalement les valeurs du Progrès dont pourtant elle se réclame...

Comment sortir de l’industrialisme ?

Il ne s’agit plus de cerner de nouveaux choix économiques mais bien d’envisager une véritable rupture culturelle, en vue d’une (ré)appropriation du bien commun, de savoir-faire émancipateurs et de la capacité de décider ensemble. 2

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Nous sommes habitués à une critique assez simple du monde industriel, qui se résume à plaindre les délocalisations et la perte d'emplois, tantôt à cause de la tertiarisation de notre économie, tantôt à cause de la crise. Parfois, l'on évoque aussi les dégâts écologiques de l'industrie, mais pas au point de mettre en péril nos précieux emplois. Et ces critiques sociales et écologiques ne visent le plus souvent qu'à aménager le système industriel existant, l'améliorer.

Or, un certain nombre de personnes critiquent le principe même de “l'industrialisme”, ce principe selon lequel tout devrait être industrialisé, soumis à la logique industrielle. Pour elles, la globalisation de l'industrie n'est que la généralisation de la dépendance et de l'irresponsabilité à grande échelle. Mais avant de revenir à cette critique radicale, voyons d'un peu plus près les conséquences d'une industrie massive.

Les dégâts de l'industrie

Certes, l'économie française s'est considérablement transformée au cours du dernier demi-siècle, et est toujours en cours de transition vers une économie dite de services. Aujourd'hui on finirait presque par croire que la phase de production n'existe plus, puisqu'on ne la voit pas (en ville, en tout cas), et que nous travaillons pour la plupart (semble-t-il) dans un magasin ou un bureau. Or cette production existe bel et bien toujours, elle a simplement été “externalisée”, ce qui la rend de moins en moins visible en France. Elle est à la base de la spéculation financière, en large partie informatisée. Enfin, elle apparaît dans de nombreux métiers, sans même que nous y pensions : agriculture, hôpitaux, etc. 3

La complexité croissante des équipements, dont on ne voit que l'aspect “bijou technologique” a des conséquences malheureuses. Un des reproches essentiels que l'on peut faire à cette complexification est qu'elle mène vers toujours plus d'opacité: peu de personnes savent s'en servir, et peu de personnes peuvent en prédire les conséquences. Le travail se spécialise d'autant, et la prise de décision est de moins en moins démocratique, puisque les technocrates sont sensés être plus au légitimes dans ce rôle que le citoyen lambda. 4

Deuxième fierté des industriels : la vitesse d'exécution. Hélas, cette quête de vitesse a modifié l'organisation du travail en profondeur, et ce depuis le début de la révolution industrielle. Taylorisme, Fordisme, Toyotisme... autant de réorganisations orientées vers la vitesse, au dépit de la santé et de l'épanouissement des ouvriers. Et cette manie de tout faire le plus vite possible finit par toucher l'ensemble de la société... 5

Un des aspects de la réorganisation industrielle du travail est sa spécialisation. Les travailleurs ne communiquent plus entre eux, leur champ d'activité et de connaissance se rétrécit inlassablement. Cette nouvelle organisation permet de contrôler les exécutants, en quantifiant et en chronométrant leur production. Sans parler du contrôle social rendu possible par la production industrielle: caméras de surveillance, système médiatique, passeport biométrique, fichage, etc.

Mais les ouvriers ne sont pas simplement exploités, rabaissés au rang de machines, et fliqués en permanence, ils doivent, en plus de tout cela, rentrer chez eux le soir en ayant exécuté un travail bien souvent inutile ou gaspilleur (production de 4x4, de cosmétiques, d'armement, de malbouffe, etc), et toujours de mauvaise qualité. Car quantité ne rime pas avec qualité, la production industrielle tend vers l'uniformité et la médiocrité.

L'efficacité productive du processus industriel engendre une production disproportionnée par rapport aux besoins réels, et toujours plus élevée. D'où une publicité omniprésente pour écouler les marchandises, ainsi que l'usage d'autres procédés peu recommandables, telles que l'obsolescence programmée : la production de marchandises irréparables et à faible durée de vie. Les conséquences humaines et écologiques de cette surproduction sont insupportables.

Mais n'oublions pas que l'efficacité industrielle n'est que l'aboutissement de la rationalité. Cette rationalité, économique notamment (du moins selon une certaine idée de la rationalité), est le premier facteur pris en compte dans les grandes décisions, que ce soit par des technocrates, des dirigeants, ou de plus en plus par les machines elles-mêmes (spéculation financière). Cette prise de décision, sans émotion ni morale ni éthique, n'est pas à même de nous sortir de l'impasse, ni même d'oeuvrer à notre bonheur, comme le vantent pourtant leurs publicités. 4

"A côté d'un imaginaire noyauté sur le plan politique par la notion de progrès, et sur le plan économique par le credo de la croissance, le bras armé de ce pouvoir est l'industrialisme, sorte de fanatisme que nous définirions comme consistant à confier à l'industrie, peu à peu, et si possible en verrouillant toute possibilité de revenir en arrière, l'ensemble des activités humaines, y compris les plus intimes, les plus émotionnelles, les plus proches de notre nature originelle." 4

Sortir de l'industrialisme

Sans pour autant revenir à une économie entièrement artisanale, il est urgent de se passer de l'industrie, autant que possible. Ne serait-ce que pour les quelques raisons évoquées ci-dessus. Pour chaque branche, chaque secteur, chaque produit, posons-nous des questions: que refusons-nous de produire, qu'acceptons-nous, et à quel prix? La production est-elle tolérable pour les travaileurs eux-mêmes? Pour les usagers? Les riverains? Quelles sont les conséquences écologiques (ressources, pollution, recyclage), culturelles, psychologiques, politiques, économiques, etc ? 6

On pourrait définir un seuil de nuisance, écologique par exemple, au-delà duquel on abandonne totalement un processus donné. Les activités qui nous paraissent inutiles (à décider démocratiquement) et gaspilleuses peuvent également passer à la trappe: le tourisme spatial ne concerne pas grand monde, on peut également penser au Paris-Dakar, aux courses de Formule 1, etc.

Par ailleurs, les processus industriels peuvent éventuellement être réduits pour s'adapter aux besoins réels, mais aussi améliorés. L'objectif ne sera plus l'efficacité, la vitesse d'exécution, mais une faible empreinte écologique et le bien-être du plus grand nombre. On pourra aisément diminuer les quantités tout en améliorant la qualité du travail et de ses produits. Qui a besoin d'une nouvelle voiture ou d'un nouveau téléphone portable une fois par an? Et pour améliorer la qualité, ce ne sont pas les pistes qui manquent : réduction de la consommation et de la pollution, réparabilité, suivi des pièces détachées, compatibilité, modularité...

Mais qui dit réduction, dit rationnement. Ce mot fait peur! Pourtant le rationnement est tout à fait acceptable s'il est le fruit d'une décision collective, d'un processus réellement démocratique. Ce qui nous incitera à à adopter des pratiques autogestionnaires, et donc à partager le pouvoir économique et politique. Et le rationnement ne peut être acceptable que si tout le monde a accès aux ressources naturelles et artificielles, ce qui pourrait être garanti par un revenu universel et inconditionnel, couplé éventuellement à un revenu maximum.

Derrière ces améliorations, l'enjeu, finalement, est celui de l'autonomie des personnes et des communautés. Imaginons une industrie, à petite échelle, qui valoriserait un autre type d'efficacité que la simple vitesse d'exécution: l'augmentation de l'autonomie. Plus celle-ci serait favorisée, plus l'industrie en question serait jugée comme efficace. Sa technologie serait "disponible et maîtrisable là où vivent les personnes" 7. Les personnes, mais aussi les activités de production, gagneraient en autonomie, ce qui leur permettrait de s'extraire d'un vaste système industriel interdépendant et compétitif.

"Je propose une démarche fondée sur l'idée suivante : que chacun cherche à réoutiller le milieu où il vit, pour pouvoir se dégager progressivement, autant que possible, du travail rémunéré, salarié, et augmenter le temps disponible pour vaquer soi-même à une partie de ses besoins, au lieu de payer d'autres personnes, embrigadées dans l'anonymat, pour le faire. Le revenu monétaire se mettrait à baisser, mais non pas le niveau ni la qualité de la vie" 8

Dans cette optique de “réoutillage”, André Gorz, dans son livre Ecologica 9 cite l'exemple prometteur des imprimantes 3D :

“C'est le capitalisme lui-même qui, sans le vouloir, travaille à sa propre extinction en développant les outils d'une sorte d'artisanat high-tech, qui permettent de fabriquer à peu près n'importe quels objets à trois dimensions avec une productivité très supérieure à celle de l'industrie et une faible consommation de ressources naturelles. Je me réfère ici à des appareils utilisés actuellement dans l'industrie pour le rapid prototyping (fabrication de prototypes ou de modèles) : les digital fabricators appelés aussi factories in a box, fabbers, ou personal fabricators. Ils peuvent être installés dans un garage ou un atelier, transportés dans un break, utilisent de fines poudres de résine ou de métaux comme matière première et leur mise en oeuvre ne demande d'autre travail que la conception de logiciels qui commandent la fabrication par l'intermédiaire d'un laser. Ils permettraient aux populations exclues, vouées à l'inactivité ou au sous-emploi par le “développement” du capitalisme, de se regrouper pour produire dans des ateliers communaux tout ce dont elles-mêmes et leur commune ont besoin.” 10

L'industrialisme, fausse solution à la misère du Tiers Monde

Nous avons parlé des pays industrialisés, mais qu'en est-il des pays du tiers monde, non industrialisés, ou en cours d'industrialisation? Il est généralement admis que pour sortir de la misère, perçue ou réelle, un pays doit passer par l'industrialisation. Cela lui permettra de produire des richesses afin d'établir une économie forte dont les retombées bénéficieront à la population. C'est le discours que tiennent à la fois les colonisateurs et les colonisés eux-mêmes. Il existe cependant des voix dissonnantes, comme celle de Gandhi par exemple, qui estimait que l'industrialisation de l'Inde n'était qu'un moyen d'asseoir la domination occidentale et d'accroître la misère du pays. 11 "La situation présente est sans aucun doute insupportable, écrit-il. La pauvreté doit disparaître. Mais l'industrialisme n'est pas la solution." 12

Pour lui, l'usine est tout sauf un lieu d'émancipation; elle est au contraire le lieu "où l'on apprend à se déposséder de son autonomie et à entrer dans un mode de vie aliéné". Les travailleurs employés dans une usine perdent leur précieuse autonomie liée à leurs savoir-faire traditionnels. Alors, ils deviennent totalement dépendants du marché du travail pour gagner leur vie.

Dans sa vision des choses, l'industrie ne devrait exister que pour seconder les activités artisanales et agricoles villageoises. Elle est une sorte de moindre mal. Car l'industrie lourde est synonyme de centralisation des capitaux, des connaissances et des prises de décision (ce qui constitue un réel frein à la démocratie). Selon Gandhi, les quelques industries lourdes hélas nécessaires, doivent être nationalisées, et contrôlées le plus démocratiquement possible. Apôtre de la non-violence, Gandhi ne peut tolérer la centralisation, violente par nature. Au contraire, la décentralisation est plus juste économiquement, car les richesses demeurent à la base. La centralisation industrielle, de son côté, répartit les richesses de manière inéquitable entre les actionnaires, les dirigeants et les salariés.

Idéalement, toute la chaîne de production devrait être locale. Pour symboliser cette idée, Gandhi utilise le coton dont toute la chaîne de travail, de la culture à l'habit fini, peut être relocalisée. Cette relocalisation/décentralisation amène un autre modèle de société, qui favorise l'usage plutôt que la consommation et le commerce. Cette société se protège ainsi contre le marché et ses fluctuations, maîtrise mieux ses conditions de vie et son temps de travail.

Sur le plan humain, la décentralisation est à même de redonner confiance et dignité aux travailleurs, par l'autonomie et le pouvoir qu'elle leur confère. Ils se remettent enfin à user de leur intelligence, de leur parole, et de compétences techniques plus poussées et plus intéressantes. Enfin, la décentralisation, dans les pays anciennement colonisés constituerait un remède efficace contre l'urbanisation folle et la "bidonvillisation du monde".

  • 1. “Sortir de l'industrialisme”, revue Silence, numéro 352 (décembre 2007). Ce numéro est épuisé, mais disponible en ligne.
  • 2. La ligne d'horizon
  • 3. Pris dans l'engrenage?, Guillaume Gamblin, Edito du numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme")
  • 4. a. b. c. Comment sortir de l'industrialisme?, Jean Monestier, numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme").
  • 5. Pourquoi critiquer les techniques?, Deun, numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme").
  • 6. Comment sortir de l'industrialisme?, Jean Monestier, numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme"). Les paragraphes suivants sont aussi inspirés de cet article.
  • 7. Des techniques industrielles aux techniques conviviales, Deun, numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme").
  • 8. Du chômage à l'autonomie conviviale, Ingmar Grandstedt, A plus d'un titre, Lyon, 2007
  • 9. Ecologica, André Gorz, Galilée, 2008
  • 10. Plus d'infos: fabbers.com.
  • 11. Gandhi: de la production de masse à la production par les masses, Guillaume Gamblin, numéro 352 de Silence ("Sortir de l'industrialisme").Les paragraphes suivants sont aussi inspirés de cet article.
  • 12. Young India, 1926