Travailler moins
“Nous voilà en définitive avec moins de revenus à trouver, moins de temps laissé au travail rémunéré. Nous voilà riches. Parce que le luxe n'est pas l'argent mais le temps, nous voilà riches, riches parce que beaucoup plus libres de choisir ce que nous faisons des moments de nos vies, riches de pouvoir davantage en déterminer le sens. Riches de journées décalées, déjantées, savourées. Riches de pouvoir emboîter le pas à nos envies, de pouvoir être disponibles pour les gens autour, de pouvoir engraisser nos matinées, de pouvoir soudainement dédier des jours et des nuits à d'insolites ou passionnées constructions, de pouvoir partir humer l'air de la montagne d'à côté quand le besoin s'en fait sentir, de pouvoir partager ses journées entre l'apprentissage de la plomberie et de savantissimes lectures... L'art de vivre n'est plus réservé aux aristocrates.”
Manifeste d'un squat
En choisissant le temps partiel, on reconnaît que le travail n'est pas, ou n'est plus, central dans notre vie. Nous agissons donc en conséquence, en fonction de la marge de manoeuvre financière dont nous jouissons. La roue babylonienne du travail, production / consommation / production, n'est plus une priorité pour nous.
Le temps (du travail) partiel tranche dans l'emprise globale du travail dans notre vie. Il permet d'ouvrir de nouveaux espaces temporels qui viennent s'ajouter aux deux temps qui composent habituellement notre temps “libre”: la consommation de loisirs aliénants et la reconstitution de sa force de travail pour la journée suivante 1. Les nouveaux temps gagnés sur le monde du travail ouvrent un champ de possibilités que les loisirs et l'entretien physique ne suffiront plus à remplir. Puisque personne ne pourra alors nous dicter la marche à suivre, à nous d'être créatifs, autrement dit d'assumer notre liberté et notre grandeur.
Le temps partiel est souvent choisi pour des raisons familiales, ou financières 2. Mais il est rarement choisi par et pour soi-même. Dans tous les cas, il y a de fortes chances qu'avec le temps partiel on finisse par avoir du temps pour soi. C'est l'expérience de la solitude, et de l'originalité, en dehors du monde des “actifs”, des loisirs et des divertissements. Mais cette solitude est potentiellement toute autre que celle subie au travail, caractérisée par l'isolement et le repli sur soi 3. La solitude que nous souhaitons est celle de l'artiste, de l'ermite ou encore du philosophe. C'est la “solitude apprivoisée” du Petit Prince. Celle qui nous fait vivre en nous donnant la possibilité d'une meilleure connaissance personnelle, d'une liberté et d'une responsabilité accrues. Celle qui nous permet de nous ressourcer enfin, pour mieux retourner à la vie collective.
L'expérience de la liberté réelle donne le goût de vivre, qui en retour donne le goût de la liberté, toujours plus de liberté, pour nous, et pour tout le monde. Car quand on est libre, détendu, on est libre d'aimer. Notre coeur s'ouvre et on se surprend à souhaiter la liberté et la paix pour tous les êtres vivants. Enfin, par moments... Mais ces moments sont peut-être ceux qui valent le plus d'être vécus.
Cette (re)découverte de la liberté, de notre nature on pourrait dire, est aussi celle de la responsabilité. Car la liberté ne nous permet pas de nuire, d'ailleurs elle ne nous en donne même pas envie, puisque notre coeur apaisé nous en dissuade.
Ce qui nous amène à discuter de la vie simple, sans doute nécessaire pour la plupart des employés à temps partiel, et qui peut aussi être interprétée comme une forme de vie “responsable”. Certes, la diminution du confort matériel et du pouvoir d'achat sont une nécessité pour qui tente vivre avec moins d'argent donc moins de revenus. Mais cette pauvreté matérielle choisie n'est ni simplement une contrainte, ni simplement un mode de vie écolo-bobo. Cette pauvreté est uniquement pauvreté dans l'échelle des valeurs communément admise. Par bien des aspects, cette pauvreté s'avère être une richesse inestimable. L'auto-discipline acquise par ce mode de vie nous permet de gravir des sommets. Le temps que l'on ne passe plus devant la télé, en vacances au Club Merde, ou à la caisse d'un magasin est le temps de pratiquer des activités gratuites (ou presque), enrichissantes pour notre conscience et notre bonheur, et difficilement accessibles aux travailleurs à temps plein: lectures, cuisine, méditation, promenades, histoires d'amour, repos, pratique artistique... Mais la pauvreté matérielle a bien d'autres choses à nous offrir, à commencer par la réduction drastique du divertissement, des distractions, des fictions, des illusions et toutes ces choses qui encombrent notre mental et brouillent notre vision.
Finalement, le temps libre, la solitude, et la pauvreté matérielle sont les trois conditions d'une vie ancrée dans le réel. Les moines l'ont compris depuis longtemps. Ils ont poussé cette idée très loin, mais nul besoin de vivre dans le silence complet, la monotonie quotidienne ou encore la chasteté pour s'en rendre compte.
"Choisis ta précarité, camarade. On associe le squat à la précarité matérielle, à celle de l'illégalité, à celle du temporaire. Mais la diminution du confort et de la sécurité dans un squat n'est pas forcément aussi grande et aussi insupportable qu'on veut le faire croire. Et puis, nous préférons nous détacher de ces besoins-là pour que nos vies gagnent en autonomie, en liberté, en sens, en intensité. Quitte à choisir, nous préférons la précarité matérielle et la précarité de l'instabilité à celles d'une existence morne, routinière, à peine vécue."
Manifeste d'un squat
Enfin, le temps partiel nous réconcilie avec la paresse et l'oisiveté, mères de tous les vices et de toutes les vertus. Nous pouvons alors connaître le vrai repos, le repos total, du corps et de l'esprit. La paresse et l'oisiveté sont aussi la condition du plaisir vécu dans toute son intensité, et son unique finalité: la jouissance, l'expression et le partage de la joie d'être en vie. La paresse est source d'une créativité spontanée et joueuse, ainsi que d'une santé robuste, épargnée par les duretés et le stress du salariat. Lorsque nos journées ne sont pas remplies d'obligations, nous sommes disponibles à notre entourage et aux autres, à la vie sociale, militante, etc.
Pour finir, quelques réserves
Nous n'avons parlé que du temps partiel choisi. Evidemment, le temps partiel subi, le chômage partiel, etc, sont des expériences bien différentes. Sans doute peut-on tirer avantage de la situation, en explorant les pistes abordées ici, mais la contrainte financière et la pression supplémentaire qu'implique le temps partiel subi rend la chose moins aisée.
Par ailleurs, dans une optique de sortie du travail par le temps partiel, les meilleurs salaires sont avantagés. L'auteur de cet article est ingénieur, et peut se permettre de ne bosser que deux jours par semaine, en réduisant toutes ses dépenses au minimum. Comment faire lorsqu'on touche un SMIC? Même en enlevant le problème du salaire, nous ne sommes pas égaux dans notre capacité à vivre dans la pauvreté. Pour faire vite, un jeune célibataire en bonne santé aura moins de mal qu'une personne malade, ou une personne mariée, avec des enfants.
Enfin, le travail à temps partiel a beau être partiel, il reste du travail, et bien souvent du travail salarié. On reste dans le système, ce qui peut être frustrant pour les puristes. Mais surtout, le temps partiel pour tous n'est pas vraiment un projet de société. Nos problèmes politiques et sociaux appellent des solutions hélas plus radicales. Quoique! D'après certains, il serait parfaitement possible pour nous toutes et tous de Travailler une heure par jour...
Toutefois, et malgré ces réserves, le temps partiel est une option stabilisante et plus confortable que la sortie directe et totale du travail, du moins pour ceux qui en ont les moyens. Et ces derniers sont plus nombreux qu'ils ne le pensent, puisque leur dépendance au travail est aussi dépendance au confort et aux divertissements.
Enfin, la double expérience du travail et de la liberté peut révéler de manière claire et flagrante le contraste entre l'aliénation et ce que l'on pourrait appeler une vie authentique. Ou du moins, une vie digne. Cette double expérience peut être d'une grande utilité pour ceux qui veulent connaître et combattre l'exploitation, et sa position centrale dans les relations humaines.
"Maîtriser son temps. Nous squattons, nous avons du temps, nous sommes maîtres de son organisation. Nous apprenons à nous dynamiser sans qu'un horaire de boulot nous y oblige. Nous apprenons à prendre du repos quand il est nécessaire et non pas quand le calendrier des vacances l'a arrêté. Nous apprenons à connaître et à respecter nos priorités et nos limites, nous pouvons les explorer d'autant mieux qu'aucune autorité ne se charge pour nous de les fixer. La liberté permet la connaissance, la conscience et, quand il le faut, l'adoption d'une discipline personnelle, choisie et comprise. Nous devenons autonomes."
Manifeste d'un squat
- 1. Nos ancêtres et le prolétariat du Tiers Monde actuel ne connaissent hélas que cette dernière forme de temps libre.
- 2. "Les raisons d'être à temps partiel sont très différentes. Ainsi, en 2008, alors qu’un tiers des femmes déclarent être à temps partiel pour s’occuper de leurs enfants, un autre tiers le sont faute d’avoir trouvé un emploi à temps complet.", Le temps partiel choisi : une bonne idée ?, sur le blog En aparté
- 3. “[...] la solitude dans les milieux de travail débute parmi la multitude des autres salariés, s’amplifie au fond de soi, dans le plus grand secret, au point de perdre progressivement ses repères temporels, de suspendre le temps (amnésie progressive et incapacité d’avenir) pour parvenir quelques fois au véritable gouffre de mort.”, Solitude et isolement organisés au travail, par Guy Friedmann (janvier 2008), disponible ici