Exclusion sociale et isolement
"L'exclusion sociale est la relégation ou marginalisation sociale d'individus, ne correspondant pas ou plus au modèle dominant d'une société" (Wikipedia)
La famille, le mariage, le logement, la culture ou encore la scolarisation: nombreuses sont les sources d'exclusion sociale aujourd'hui. Mais alors que des valeurs comme la famille, le mariage ou la culture se font de moins en moins contraignantes, il existe dans notre société une valeur dominante dont il ne fait pas bon être exclu, le travail.
La participation active au marché du travail, avec l'accès au logement, est une des conditions les plus importantes à l'intégration sociale. Il est donc permis d'affirmer que le travail est la première cause d'exclusion en France, car il est au coeur de notre fonctionnement social. En être exclu, c'est être inutile. Ne pas travailler, c'est profiter du système, c'est être assisté.
L'exclusion du travail frappe plus fort que les autres types d'exclusion à cause des conséquences matérielles liées aux difficultés financières inévitables. Et lorsqu'avoir un job est la condition d'une normalité et d'une reconnaissance sociale, et qu'avoir un job est généralement décrit comme étant la première source d'épanouissement personnelle, alors la souffrance psychologique s'avère difficilement supportable. Dans les cas extrêmes, l'exclusion peut mener à la violence contre soi (suicide), ou contre les autres (délinquance et criminalité).
Exclu-e-s du monde professionnel
Le marché du travail est discriminant. Il distribue les métiers, les niveaux de responsabilité et les niveaux de salaire aussi bien selon la couleur de peau, que le sexe ou l'apparence physique... Mais le travail va plus loin en écartant de la vie active des pans entiers de la société.
Les bébés, les enfants et certains jeunes sont heureusement pour la plupart interdits de travailler. Ceci apparaît comme une évidence aujourd'hui en France, mais ce n'était pas le cas il y a un siècle, et ce n'est pas le cas partout dans le monde. C'est une protection sociale arrachée de force contre l'exploitation de classe. Mais les enfants ont déjà un avant-goût de l'exclusion du travail et de l'isolement car nombreux sont ceux qui voient trop rarement leurs parents, accaparés par la “vie active”.
Les “seniors” sont eux aussi exclus de ce monde désenchanté. Ils doivent choisir entre bosser un peu plus, distribuer des prospectus par exemple 1, ou la plupart du temps ne rien faire du tout. Quoiqu'il arrive, il existe de fortes chances qu'eux aussi se retrouvent esseulés par leurs enfants, toujours les mêmes, trop occupés à gagner leur croûte. Mais les plus de 60 ans ne sont pas les seuls à être boudés par le monde professionnel. Aujourd'hui, à partir de 50 voire 40 ans, on peut devenir obsolète sur le marché du travail: manque de diplômes, évolution technologique, “jeunisme”, salaires élevés... Nombreuses sont les causes du chômage allongé des plus de 40 ans.
L'exclusion frappe aussi les “étrangers”, les habitants des quartiers dits "difficiles" (qui connaissent des taux de chômage particulièrement élevés). Les handicapés, les malades, les femmes enceintes, les moches, les chômeurs longue durée... Le travail ne veut pas de ces gens-là, alors il leur laisse les miettes: allocation vieillesse, familiales, chômage, RSA, etc pour les plus chanceux, rien pour les autres qui n'ont plus qu'à vivre dans la rue.
L'angoisse est telle que les candidats font tout pour avoir un CV des plus classiques, surtout sans “trous” entre les emplois (voyages, année sabbatique, chômage). Les entreprises aiment que leurs candidats ne prennent pas de pause dans leur carrière, que celle-ci soit constante et sans surprise. En bref, les recruteurs veulent des profils fiables, prévisibles et impliqués, c'est-à-dire inclus dans le monde du travail, et exclus de tout le reste.
Pour terminer, cette pression sur les CV peut s'exercer notamment parce que les chômeurs occupent une part prépondérante dans la société, et ce depuis quelques décennies maintenant (ce qui augmente d'autant la compétition entre eux, et le choix pour les recruteurs). En effet, ils seraient environ 6 millions en France aujourd'hui, à se battre avec plus ou moins de volonté pour 400.000 emplois vacants2 à tout casser. Leur destin est relativement flou, d'autant que les allocations chômage ne durent pas à vie. Que faire de cette masse de gens supposée endormie, triste, inactive et inutile? Que faire de cette armée de réservistes prêts à combattre dans les grandes surfaces, les centres d'appels, ou autres terres d'accueil pour les chercheurs de travail précaire et abêtissant? La seule réponse offerte par la société et ses politiciens: cherchez du travail!
Une “inclusion excluante”
Après cette brève évocation de celles et ceux que le travail refuse, intéressons-nous aux chanceux ayant gagné leur ticket d'entrée.
Lorsque le travail daigne inclure des gens, il ne le fait pas n'importe comment. L'aventure industrielle, malgré tous ses dégâts, aura permis une chose: unir les travailleurs, entre autre par le biais des syndicats. Les travailleurs ont pu modifier le rapport de forces entre eux et leurs patrons, afin de rendre de plus en plus supportable leur exploitation. Le siècle dernier a été celui de nombreuses conquêtes sociales: interdiction du travail des enfants, journée de 12 heures, puis progressivement jusqu'à la journée de 8 heures, les congés payés, le droit de grève, les conventions collectives, etc. Ce mouvement de réel progrès a culminé lors de la grève générale à la fin des années 60 qui a totalement angoissé le patronat. Celui-ci s'est alors mis en tête de démonter, petit à petit, toutes les conquêtes précédentes. Pour cela, il fallait casser l'unité si menaçante des travailleurs, les isoler.
Passons sur la désindustrialisation et les contre-réformes que nous subissons depuis les années 70-80, afin de nous concentrer sur la situation présente (le lecteur curieux pourra faire une recherche internet, ou bien visionner ce documentaire sur l'histoire du travail). Nous reprendrons des éléments du texte "Solitude et isolement organisés au travail", par Guy Friedmann (janvier 2008), disponible ici.
D'après ce texte, l'organisation du travail actuelle tend vers “un isolement et une implication solitaire dans la mobilisation sociale au travail”. Alors maintenant, imaginez-vous que vous êtes un manager, un team-leader, soucieux de gérer vos équipes en toute sérénité. Voici un guide que nous avons préparé, sommaire, de quelques règles de base à appliquer en toute circonstance:
Le premier maillon à briser pour dégrader le lien social est la communication. Un moyen évident, et courant, est l'interdiction du bavardage. Les discussions se font alors de plus en plus rares, et de manière virtuelle: chat, email, etc. La communication se trouve aussi mise à mal par la langue de bois qui règne en entreprise: sans que cela soit dit clairement, il se trouve qu'un certain nombre de mots ou de thèmes sont exclus des discussions professionnelles (comme la politique, par exemple).
Pour aller plus loin dans l'isolement des salariés, une riche idée est de les surcharger de travail. Ils n'ont alors plus le temps de communiquer. Ils n'ont plus le temps de s'entraider non plus, et donc de former des réseaux de solidarité. Cette technique est à combiner sans hésitation avec la mise en compétition des salariés, facilitée par leur manque d'entraide, et aggravante de leur individualisme et de leur solitude. Réduisez les effectifs au minimum, voire un peu en-dessous, et le tour est joué.
Mais si ces mesures ne suffisent pas, alors un enfermement sécurisé et une surveillance omniprésente éviteront toute surprise (et toutes les surprises sont désagréables pour un manager), et veilleront à la discipline individuelle des salariés.
Si ces changements ne parviennent toujours pas à ruiner la vie sociale en entreprise, il faut organiser la désertion des lieux de vie. On pourra accorder une polyvalence accrue aux salariés, et les faire évoluer sur un territoire plus étendu. Leurs horaires seront aussi à décaler et individualiser, afin que les salariés ne se croisent pas trop souvent. Et peu importe si leurs horaires décalés les décalent aussi de leur vie familiale et sociale. Enfin, on pourra appliquer un turn over important, afin de casser véritablement toute possibilité de socialisation et de rapport de force de la part des employés.
La cerise sur le gâteau: la psychologisation individuelle. Celle-ci consiste à se focaliser sur les origines personnelles des souffrances, plutôt que les origines sociales ou professionnelles.
Cet isolement a bien les effets politiques escomptés, puisque la contestation est fortement refoulée dans nos entreprises, et que le syndicalisme est en baisse (si les syndicats ont si peu de pouvoir aujourd'hui, c'est en bonne partie à cause du faible nombre de syndiqués).
Mais les conséquences sont aussi psychologiques, puisque cet isolement pèse sur les salariés et les fait souffrir. Cette solitude dans le travail n'est pas celle de l'ermite, de l'artiste ou du philosophe qui y trouvent leur liberté, leur créativité ou leur salut. Ce n'est pas la “solitude apprivoisée” du Petit Prince, véritable élan de vie et épanouissement personnel. Une des pires formes de solitude, est quand on se retrouve seul au milieu d'une foule de personnes qui nous ignorent:
Parfois, le passage du travail collectif au travail individuel tient à peu de choses, un simple progrès technologique par exemple. Dans le texte cité précédemment, le cas d'un technicien EDF est étudié. Sa vie quotidienne s'est trouvée fortement modifiée par l'arrivée d'un téléphone portable dans sa trousse à outils: "Seul dans les coursives, seul dans les caves, seul devant le client, seul dans sa voiture, l’introduction de ce mobile chargé dès le matin de sa tournée éradique [des] moments collectifs fondamentaux." 4
Le Progrès est en ce moment un coupable récurrent de l'isolement au travail: il allonge notre temps devant des écrans, ou en voiture, le portable au bec. Le rythme est plus soutenu. Mais de manière plus générale, les nouvelles technologies sont en train de créer de graves problèmes d'"autisme social", phénomène particulièrement visible dans le métro parisien.
Pour conclure, l'environnement professionnel idéal serait (apparemment) un monde uniforme où chaque employé s'implique totalement dans une relation individuelle à son travail, en compétition avec les autres. La charge importante qu'il supporte sur ses épaules, et les délais très courts, lui laissent peu de temps pour discuter avec les autres, voire les dépanner ou les conseiller en cas de difficultés. Le bureau et l'usine sont alors uniquement des lieux de travail, dans le sens le plus étroit du terme. Tout le reste, cela se passe au dehors, car ici, selon l'expression d'un DRH, on “externalise la respiration”.
Derrière l'exclusion et l'isolement: l'exploitation de classe
Le danger de trop parler de racisme, de sexisme, et de toutes les autres formes de discrimination et d'exclusion est le même que celui de trop parler des conditions de travail qui mènent à l'isolement des salariés. Si ces questions sont importantes, elles demeurent néanmoins à la surface, elles ne s'attaquent pas au fond du problème: l'exploitation des uns par les autres. Les premiers ne possèdent rien et n'ont aucune autonomie. Les derniers possèdent beaucoup, du moins de quoi être autonome, et de quoi exploiter les premiers, en les forçant au travail. Quoique, le mot “forcé” est peut-être un peu trop... fort, justement. Disons qu'il s'agit d'un travail “par chantage”: si tu ne travailles pas, tu vivras dans la misère. L'exclusion et l'isolement apparaissent alors tantôt comme des effets de l'exploitation, tantôt comme les moyens de celle-ci.
- 1. voir l'article Bienvenue dans le monde merveilleux du prospectus publicitaire, de Julien Brygo, Bastamag, novembre 2011
- 2. C'est quoi, des «emplois vacants» ?, Sophie Hancart, Actuchômage, mai 2011
- 3. a. b. Le salarié est un ennemi à fragiliser et à isoler, Nadia Djabali (31 août 2011). Bastamag
- 4. a. b. Solitude et isolement organisés au travail, par Guy Friedmann (janvier 2008), disponible ici