Propriété privée, travail & pauvreté.
La propriété comme origine du travail
"Le Maître d'école: Dis-moi donc d'où la fortune de ton père lui est venue?
L'Enfant: Du grand-père.
Le Maître d'école: Et à celui-ci?
L'Enfant: Du bisaïeul.
Le Maître d'école: Et à ce dernier.
L'Enfant: Il l'a prise."
Goethe
Comment nous retrouvons-nous dans la nécessité, voire l'obligation, de travailler?
Dans son Capital1, Karl Marx constate que le salarié ne possède pas ce qu'il produit, et ne possède pas non plus les moyens de production. En bref, il ne possède que sa force de travail, qu'il peut alors vendre/louer à un employeur, afin d'assurer sa survie. Cette dépossession est d'ailleurs une condition essentielle au développement et au maintien du système capitaliste. Comment en sommes-nous arrivés là?
Marx introduit la notion d'accumulation primitive, que l'on pourrait résumer comme suit. A l'origine, les ressources naturelles sont possédées, exploitées et gérées par la communauté: la terre, l'eau, la forêt, les ressources minières, ainsi de suite. A un moment, ces ressources sont expropriées, c'est-à-dire qu'elles sont accaparées de force, soit par des personnes étrangères (des colons par exemple), soit par une sorte d'élite de la communauté, ayant accès à des armes et autres moyens techniques permettant de voler ces ressources. Celles-ci peuvent alors être "mises sur le marché". C'est ainsi que des paysans se retrouvent sans terre et sans ressources (pauvres, en somme), obligés de payer un loyer. Un loyer se règle en argent, bien sûr, qui ne peut être obtenu que par le travail.
Notons qu'il s'agit d'un processus violent et criminel, qui a eu lieu dans le passé, à partir du XVIème siècle, puis de manière cyclique tout au long de l'histoire du capitalisme colonial. Pour plus de détails sur certaines de ces accumulations primitives, on pourra voir le précieux documentaire "La Fin de la pauvreté?" de Philippe Diaz.
Mais l'exemple fondateur, détaillé par Marx, est celui de l'Angleterre car c'est dans ce pays que l'accumulation primitive a été la plus radicale. Thomas More développe également cet épisode de l'histoire anglaise dans l'Utopie (1516). Néanmoins, les autres pays d'Europe ont vécu le même processus, à d'autres moments, par des moyens différents, mais toujours avec les mêmes finalités.
"En Angleterre, le servage avait disparu de fait vers la fin du XIVème siècle. L'immense majorité de la population se composait alors, et plus entièrement encore au XVème siècle, de paysans libres cultivant leurs propres terres" 2. A partir du dernier tiers du XVème siècle, jusqu'à la fin du XVIIIème, le pays connaîtra des transformations radicales convertissant ces paysans libres en prolétaires misérables et dociles.
Un des principaux phénomènes ayant initié ce mouvement fut "l'épanouissement des manufactures de laine en Flandre et la hausse des prix de la laine qui en résulta" 2. La noblesse anglaise décide alors de transformer les terres arables en pâturages. Les trois siècles suivants virent la Réforme et la spoliation des biens d'Eglise enrichir nobles, citadins et fermiers spéculateurs. Le pillage par ces derniers des domaines de l'Etat, l'expropriation des paysans, et le vol des terres communales ("enclosures") achevèrent d'enfler les "fermes de marchands" et d'appauvrir la masse de paysans. Le vol des terres communales, entériné par les "Bills for Inclosure of Commons" firent diminuer les cultures, augmenter le prix des subsistances, et dépeuplèrent les campagnes. Tous ces processus ont "livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu" 2.
Mais la "création du prolétariat sans feu ni lieu [...] allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. [...] Il en sortit donc une masse de mendiants, de voleurs, de vagabonds." 2 Fut rédigée une législation morbide contre le vagabondage, incluant l'emprisonnement, la torture, le marquage au fer rouge, l'esclavage, et la peine de mort pour les récidivistes ne voulant ou ne trouvant pas de travail, ou que "personne ne voulait prendre à son service". Sous le seul règne d'Henri VIII, 72.000 mendiants furent exécutés. Sous le règne d'Elisabeth, 300 à 400 par année furent pendus.2
"C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage." 2
Avec les habitudes prises par des générations successives de prolétaires, l'éducation, la fatigue, etc, les résistances au mouvement s'atténuent. De plus, la surpopulation et la peur de la mendicité jouent leur rôle dans l'offre et la demande sur le nouveau marché du travail: les salaires et les conditions de travail en subissent les conséquences.
Mais l'organisation de la rareté n'explique pas à elle seule la dépendance au travail, bien qu'elle y joue une large part. Henry George, économiste américain contemporain de Marx, fut le premier à citer le progrès comme une cause de pauvreté. Enfin, n'oublions pas la colonisation des esprits, ainsi que la destruction des savoir-faire et des formes d'organisation sociales traditionnelles, bref de toute autonomie.
Et aujourd'hui, où en sommes-nous? Une infime et infâme minorité contrôle la majeure partie des ressources planétaires. Les revenus de ces ressources ne sont pas imposés car déposés dans des paradis fiscaux. La pauvreté et l'inégalité vont bon train. Des dizaines de milliers de pauvres meurent quotidiennement, ne serait-ce que par la faim. Ils et elles n'ont rien, et dépendent de la charité. Enfin, la classe moyenne, dépossédée elle aussi, travailleuse et imposée, tente de maintenir le système en place par son travail.
Quelques chiffres:
Les 1% les plus riches du monde possèdent 32% des richesses de la planète.
Plus d'un milliard de gens vivent dans les bidonvilles des villes du sud.
Près d'un tiers de la population mondiale n'a pas accès de l'eau potable bon marché.
Réduire de moitié la pauvreté et la malnutrition coûterait $20 milliards. Les dépenses militaires annuelles des Etats-Unis dépassent les $500 milliards.
En 1970, 434 millions de gens souffraient de sous-alimentation. Aujourd'hui, ils sont 854 millions.
16000 enfants meurent chaque jour de faim ou de maladies liées à la faim.