Discriminations: la gueule de l'emploi

Selon un sondage publié en 2010, réalisé par le CSA à la demande de la Halde et de l'OIT, la quasi-totalité des français estiment importante la lutte contre les discriminations au travail 1. Selon ce même sondage, plus d'un quart des salariés ont déjà été victimes au-moins une fois de discriminations.
Sans doute est-il dans la nature de l'être humain de discriminer, de percevoir le monde, de réfléchir et de se comporter à partir de ses préjugés, ses angoisses, ses limitations. Cela se produit souvent en réaction à l'arrivée d'une chose ou d'une personne nouvelle et différente. Puis le sentiment de rejet se dilue au fur et à mesure de la familiarisation avec la nouveauté (cela s'est observé de manière cyclique avec le phénomène de l'immigration). Mais peu importe le caractère "naturel" ou non de la discrimination: celle-ci est injuste et source de souffrances, comme en témoignent les sondés français. Elle ne doit pas perdurer.
Pour lutter contre ce malaise, quelques entreprises se targuent d'une politique de discrimination positive. La Halde elle-même a été créée assez récemment (en 2005) pour tenter de combattre les comportements discriminants. Hélas, il est de notre avis que toutes ces mesures sont vouées à n'avoir que des résultats très ponctuels, et ne pourront changer le cours des choses. Car, comme nous allons le voir, la nature-même du travail perpétue voire soutient la discrimination, et ce quelle que soit sa source: l'origine ethnique, l'apparence physique, l’âge, le sexe, la grossesse ou la maternité...
Ce chapitre potentiellement polémique aura pour support le rapport 2010 de la Halde 2, afin de faire preuve de "sérieux" et de non-exagération des faits. Car cet organisme indépendant était 3 loin d'être militant 4.
Racisme
“Ce jeune était noir, très noir, ça ne passait pas au niveau des clients, donc j’ai dit non. Je travaille avec des bourgeois, donc même si ce monsieur travaillait bien, peu importe, ça ne passait pas. Je ne suis pas raciste pour autant.” 5
Discriminations à l'embauche, évolutions de carrière au ralenti, précarité, délit de faciès, moqueries quotidiennes... Selon le rapport 2010 de la Halde, l'emploi est de loin le premier domaine où des discriminations sont à l'oeuvre en France (près de la moitié des réclamations reçues). Celles-ci reposent avant tout (à 27%) sur l'"origine" de la personne concernée 6.
Ce rapport est très intéressant, on peut le parcourir pour les chiffres notamment, ou les exemples de réclamations et de recours. Mais il existe énormément de ressources au sujet du racisme au travail. Il suffit de lancer une recherche Google sur les mots clés “travail racisme” pour s'en rendre compte. Une source d'informations intéressante et succinte que nous avons trouvée par ce moyen est le site de la Cité des Sciences. Deux formes de racisme y sont distinguées par l'auteur: celui de domination, et celui de différenciation (de rejet). Et le mot “racisme” est bien permis ici, car toutes les origines ethniques ne reçoivent pas le même traitement...
Nous le voyons dans notre vie quotidienne, blancs, beurs, noirs, asiatiques, etc, ne réalisent pas les mêmes tâches. Combien d'éboueurs blancs à Paris? De vigiles blancs? "Vous avez par exemple des formations, et je l'ai mis en évidence, dans l'artisanat où très clairement on dit à des candidats qu'ils peuvent être maçon, mais pas carreleur parce que les carreleurs sont surtout embauchés pour faire des salles de bain et travailler dans des appartements. Or, les clients ne veulent pas que des étrangers rentrent dans leur maison. Par contre, ils peuvent être maçons et ravaler des façades, parce que les mêmes clients ne disent rien sur le fait que vous travaillez dehors." 7. Si nous ne vivons pas dans une société ségrégationniste, cela y ressemble étrangement parfois.
L'autre forme de racisme est celle qui consiste en un rapport de domination et d'exploitation. C'est ce racisme qui explique pourquoi les hommes blancs ont tendance à occuper la plupart des postes “supérieurs”.
Loin de nous la tentation de diaboliser les entreprises et leurs managers. Le monde professionnel s'inscrit dans un monde plus large, dans une société qui connaît le racisme depuis des siècles, et voit ce fléau revenir en force au gré des élections présidentielles et autres crises économiques. Mais le lieu de travail n'est pas simplement un lieu parmi d'autres, où le racisme peut s'exprimer. Le travail joue un rôle actif dans la pérennisation de cette maladie mentale.
Premièrement, il permet au racisme de vivre dans la durée, en l'inscrivant dans notre quotidien. Tout le monde doit travailler, que nos patrons ou nos collègues soient racistes ou non. L'ambiance particulière au travail, mélange d'ennui, d'insécurité et de compét', fournit un terreau favorable aux humiliations, bizutages, moqueries et autres méchancetés. Pendant que l'organisation verticale fournit un système compatible avec les rapports de domination, qui impliquent par définition des supérieurs et des inférieurs.
Le système du travail dans son ensemble est humiliant par nature. Une des conséquences de ce système est qu'il y aura toujours des personnes en bas de l'échelle (sur le modèle de l'école, où il y aura toujours un dernier de la classe). Or personne ne peut supporter d'être le dernier de la classe. Alors, un réflexe primitif est de s'imaginer que d'autres personnes sont en-dessous de nous. Afin de ne pas se sentir plus bas que terre, le prolo humilié et fatigué finit parfois par reporter la domination qu'il subit sur les femmes, ou les “étrangers” par exemple. Sans chercher d'excuses à qui que ce soit, on peut fournir ainsi une explication alternative aux problèmes-clichés de machisme dans les cités, ou de racisme dans les milieux ouvriers (à distinguer du racisme bourgeois).
En parlant de bourgeois, et dans un registre plus politique, le racisme est constamment instrumentalisé par les partis au pouvoir afin de nous détourner des problèmes liés au travail, comme le chômage: “ils prennent nos emplois!”. Il n'est pas difficile de s'apercevoir que les débats sans fin sur l'identité nationale, le multiculturalisme, le FN, et ainsi de suite, détournent notre attention des véritables problèmes. Le racisme, banalisé, parfois courtois, sert aussi à légitimer la domination et l'exploitation qui nous ravagent depuis les débuts du colonialisme jusqu'à aujourd'hui.
Maladies – handicaps
La deuxième source de réclamations reçues par la Halde est la discrimination pour cause de santé ou handicap (19% en 2010). Cette forme de discrimination peut s'exercer à l'embauche, parfois par le simple fait d'absence d'équipements adaptés. Au retour d'un arrêt longue maladie, on peut se faire harceler, voire reléguer à un poste inférieur. Un salarié peut voir sa période d'essai rompue suite à un accident du travail: bref, les exemples abondent dans le rapport de la Halde et tout simplement autour de nous.
En ce qui concerne le handicap, des quotas ont bien été fixés pour les grandes entreprises, sur le modèle de la discrimination positive. Mais ces interventions ne sont que des pansements, et leur objectifs vont à l'encontre du fonctionnement naturel d'une entreprise. Celle-ci n'a pas d'argent à gaspiller en congés maladies, en équipements spécifiques pour handicapés, qui dans certains cas pourraient même être moins productifs que des employés en meilleure santé.
Comment intégrer des personnes en mauvaise santé, dans le contexte actuel? Une entreprise est-elle un lieu de repos, de réhabilitation, de socialisation, de diversité? Il existe des entreprises spécialisées dans l'accueil de personnes handicapées par exemple, mais elles restent l'exception qui confirme la règle. Et de toute façon, on ne peut raisonnablement souhaiter à personne de bosser en entreprise, en dernier lieu les personnes fragilisées.
Sexisme
La discrimination fondée sur le sexe se retrouve en troisième place sur le podium des réclamations de la Halde. Cependant, on peut y ajouter d'autres formes de discriminations qui pèsent particulièrement sur l'un ou l'autre des deux sexes, ce qui en fait une source majeure de discrimination.
Les femmes sont particulièrement pénalisées soit directement en raison du sexe, soit indirectement lorsqu’elles sont discriminées en raison de leur état de grossesse ou de leur situation de famille, notamment au travers des congés parentaux. Elles ont aussi plus tendance à être discriminées en raison de leur apparence physique ou de leur religion (port du voile?). Les hommes en revanche, ont plus de chances d'être discriminés à cause de leur activité syndicale, leurs opinions politiques, leur orientation sexuelle ou leur origine. Cette simple liste de discriminations féminines et masculines est assez révélatrice de la société dans laquelle nous vivons.
En ce qui concerne les femmes: discrimination à l'embauche, harcèlement sexuel, moqueries, salaires inférieurs, évolution de carrière ralentie, difficultés d'embauche avant une grossesse, sous-représentation féminine dans certains secteurs, et dans les postes à responsabilité, obligation plus forte de beauté et de conformisation... La liste est longue et s'inscrit dans une longue histoire de domination masculine. Comme le chantait John Lennon, "Woman is the nigger of the world".
Tout n'est pas sombre au tableau du sexisme en France, puisque de nombreux progrès ont été réalisés, notamment depuis le dernier demi-siècle. Mais il reste beaucoup de cette tradition de domination et de différenciation. Nous n'étudierons pas en détail les conséquences de la violence masculine en France, simplement: bien trop de femmes se font battre, violer, enfermer, marchander... Le travail n'est pas étranger à ce fléau.
Depuis longtemps déjà le travail a réservé aux femmes la sphère privée: garde et éducation des enfants, cuisine, tâches ménagères... Pendant que les hommes ont eu à charge de gagner l'argent nécessaire à la survie de la famille. Ce n'est que depuis peu que les femmes sont “émancipées” (comprendre “salariées”). Maintenant, non seulement elles s'occupent (bénévolement) des mêmes tâches ménagères qu'avant, mais elles doivent en plus bosser à temps plein. Cette surcharge de travail les rend alors bien plus vulnérables au stress, avec toutes les conséquences que cela implique pour leur santé. La sphère publique, quant à elle, est le terrain de chasse des hommes auxquels sont réservés les postes à responsabilité, en politique comme en entreprise.
Comme le racisme, le sexisme a deux penchants: la domination et la différenciation. Les mêmes remarques peuvent être faites: certains métiers appartiennent aux hommes (politiques, intellectuels, scientifiques), d'autres aux femmes (coiffeuses, soignantes, secrétaires). L'organisation verticale, l'ambiance dans et en dehors du travail s'occupent de perpétuer la domination. Et pour vendre le fruit de leur travail, rien de tel qu'une publicité sexiste: “Naturellement pulpeuses...”.
Bien sûr, les hommes ne sont pas en reste dans ce jeu de rôles sexuels prédéfinis. Ils ont pour obligation de gagner leur vie, au risque de perdre leur virilité. Ils doivent se montrer intelligents dans certaines situations, grossiers et imbéciles dans d'autres. Ils doivent être ambitieux et savoir se battre. Ils n'ont pas le droit de perdre, ou de montrer leurs émotions. Tous ces traits sont renforcés par la domestication professionnelle. Au final, la pression sociale exercée sur les hommes est de taille, mais eux au-moins n'ont pas à se prostituer pour gagner leur croûte: que ce soit dans la Rue Saint Denis, ou dans le bureau du directeur.

L'âge
Toujours selon le même rapport, l'âge arrive après le sexe et compte pour 6% des réclamations reçues. Toutefois, selon le sondage CSA, les salariés de plus de 45 ans sont parmi les plus exposés à la discrimination, notamment à l'embauche. Le chômage de cette population atteint des sommets aujourd'hui, avec un taux d'emploi de seulement 39% des 55-64 ans à la fin 2009 (chiffres du Ministère du Travail).
L'évolution accélérée des métiers et des technologies, doublée d'une obligation nouvelle de diplômes et de certifications rend la recherche d'emploi très compliquée à partir d'un certain âge. De plus, notre époque est marquée par une sorte de "jeunisme", qui ringardise les "vieux", les rend obsolètes, y compris sur la scène politico-médiatique où les présidents rajeunissent d'année en année. Ceci rend l'intégration un peu plus délicate encore, dans des équipes de plus en plus jeunes et individualistes. Enfin, il existe des explications pragmatiques aux réticences des employeurs, comme le risque de tomber malade, ou le salaire plus élevé.
De nos jours, hélas, la fidélité, la longévité et l'expérience ne sont plus tellement valorisées. Une entreprise a donc peu de raisons à priori de payer plus pour un salarié qui ferait à peu près le même travail qu'un jeune diplômé. D'autant plus qu'elle sera soucieuse de préserver une image d'entreprise jeune, dynamique et innovante. Pour toutes ces raisons, passés les 40-50 ans, la recherche d'emploi peut devenir un véritable calvaire.
Autres discriminations
Activités syndicales, apparence physique, orientation sexuelle, situation de famille, convictions religieuses, apparence physique, opinions politiques... Les formes de discrimination sont nombreuses, souvent entremêlées.
L'important est de retenir qu'il existe toujours deux aspects dans ces phénomènes: la domination et la différenciation. Ces deux aspects sont rendus possibles, voire encouragés dans certains cas, par le travail, son organisation, sa compétition, son humiliation et plus généralement l'atmosphère délétère qu'il laisse planer dans les relations humaines. Le travail légitimise les statuts de supérieurs et d'inférieurs, la spécialisation et la différenciation des tâches. Le racisme, le sexisme et toutes les autres formes de mépris de l'espèce humaine légitimisent en retour l'exploitation des hommes et des femmes. Ce ne serait franchement pas si grave si le travail n'était pas obligatoire: il suffirait alors de choisir les personnes avec lesquelles on passe ses journées.
"Tant que la philosophie qui fait la distinction entre une race supérieure et une autre inférieure ne sera pas finalement et pour toujours discréditée et abandonnée ; tant qu'il y aura encore dans certaines nations des citoyens de première et de seconde classe ; tant que la couleur de la peau d'un homme aura plus de signification que la couleur de ses yeux ; tant que les droits fondamentaux de l'homme ne seront pas également garantis à tous sans distinction de race ; Jusqu'à ce jour le rêve d'une paix durable, d'une citoyenneté mondiale et d'une rêgle de moralité internationale, ne restera qu'une illusion fugitive que l'on poursuit sans jamais l'atteindre."
l'Empereur d'Ethiopie Hailé Sélassié Ier
- 1. CSA synthèse : Discriminations dans le monde du travail 2010 (HALDE / OIT), Lire le document ici
- 2. Rapport annuel 2010 de la Halde, disponible ici
- 3. "À compter du 1er mai 2011, la Halde est dissoute et ses missions sont transférées au défenseur des droits.", Wikipedia
- 4. Comme en témoignent les CV et les salaires de ses dirigeants: Wikipedia
- 5. "C’est en ces termes qu’un employeur a expliqué son refus de prendre en stage un peintre en formation. Ce jeune a saisi la Halde qui a constaté que la candidature du réclamant avait été écartée en toute conscience du seul fait de sa couleur de peau. La Halde a décidé de transmettre le dossier au procureur de la République. Délibération n° 2010-198 du 27 septembre 2010.", rapport 2010 de la Halde
- 6. Fait intéressant, "les deux tiers des réclamations concernant l’emploi portent sur le secteur privé et l’autre tiers sur l’emploi public. Les règles différentes qui régissent emploi privé et emploi public (principe du recrutement par concours, égalité de traitement entre femmes et hommes à grade et échelon égaux, principe de laïcité applicable aux seuls emplois publics) expliquent que les critères de discrimination invoqués par les réclamants n’aient pas la même importance relative suivant le secteur public ou privé. Ainsi, le critère de l’origine ne représente que 18 % des saisines concernant l’emploi public, alors qu’il concerne 27 % des réclamations concernant l’emploi privé.", rapport annuel 2010 de la Halde
- 7. ”Quel travail? Le racisme au travail”, Cité des Sciences