L'autonomie au travail

"La liberté de jeu laissée aux agents est la condition de leur contribution à leur propre exploitation"
Pierre Bourdieu 1

"Des employés autonomes, précis et rigoureux"

Voici un mot utilisé de plus en plus fréquemment ces derniers temps: l'autonomie. Les chefs enjoignent leurs inférieurs à faire preuve de rigueur, d'organisation et d'autonomie. Ces mots se retrouvent dans les discours, les entretiens d'embauche et les offres d'emploi, comme celles-ci piochées au hasard sur le site du Monstre.fr :

"Autonome, mobile et organisé, vous savez vous adapter à un environnement technique évolutif et bénéficiez d'un réel sens du contact client."

"Vous êtes absolument autonome sur le bilan et la liasse et vous avez une réelle envie de vous investir et de participer à la croissance de ce cabinet . Vous êtes rigoureux, aimez le travail d'équipe et savez faire preuve de diplomatie."

"Le candidat dispose de bonnes qualités relationnelles. Autonome et organisé, le candidat souhaite s'investir dans un environnement agréable et rigoureux." 2

Cette mode paraît salutaire à première vue, en tant qu'alternative à une hiérarchie de plus en plus perçue comme archaïque, rigide et infantilisante (et coûteuse en temps et en argent pour l'entreprise). D'ailleurs, les employés l'ont compris et l'autonomie figure de plus en plus souvent dans leurs critères de sélection d'un poste, ainsi que dans leurs propres qualités, qu'ils listent dans leur lettre de motivation (aux côtés de rigoureux, organisé, et aime le travail en équipe).

La réalité de l'autonomie

Les auteurs "anarcho-autonomes" de L'Insurrection qui vient nous ramènent à la réalité : aujourd'hui, "« devenir autonome » est un euphémisme pour « avoir trouvé un patron »".

En effet, le contrat salarial se résume à une perte de liberté pour le salarié en contrepartie d'un salaire. Cette aliénation se traduit par un certain nombre de contraintes: des horaires à respecter, des supérieurs à subir, des règles de conduite, des objectifs, des délais, ainsi de suite.

Le salarié qui signe un tel contrat, n'est pas en situation d'autonomie. Ici, nous prenons le mot en son sens le plus large: le salarié ne possède pas les moyens de se loger, de voyager, de se vêtir, se nourrir, etc. Il est incapable de satisfaire ses besoins les plus fondamentaux, à moins d'obtenir de l'argent, à moins de "trouver un patron", afin de "devenir autonome" dans le sens répandu du terme.

L'autonomie en cache-misère

Si employeurs et employés se sont mis d'accord pour mettre l'accent sur l'autonomie ces derniers temps, c'est qu'un certain nombre de choses se trament derrière cette liberté plus ou moins simulée.

L'environnement de travail est de plus en plus contraignant, surtout en ces temps de crise économique. En sous-effectifs, nous devons obéir à des règlements, atteindre des objectifs toujours plus hauts, nous impliquer davantage. Nous devons remercier notre patron pour notre travail, et faire le maximum pour ne pas nous retrouver au chômage, quitte à passer sous silence le fait de n'avoir été augmenté depuis des lustres. Dans ces conditions, le salarié ne peut que ressentir un besoin pressant de reconnaissance pour ses sacrifices. Afin d'éviter l'humiliation totale, le salarié veut ressentir un peu d'autonomie. Celle-ci peut s'exprimer par de petites libertés, comme celle de prendre une pause à l'heure qu'il le souhaite, choisir la taille de police dans son fichier texte, décorer son bureau avec des photos de famille, etc. Ces petites libertés lui permettent d'apporter une touche personnelle, qui lui vaudra peut-être la reconnaissance de son supérieur, ou à défaut de celle-ci, une conscience apaisée.

L'entreprise s'y retrouve aussi car l'autonomie des employés est parfois vitale à son bon fonctionnement. Si les exécutants respectaient toutes les normes, tous les processus, les produits contiendraient des défauts, ou seraient livrés avec du retard. C'est particulièrement le cas pour les métiers qualifiés, voire experts. Par exemple, il est hasardeux pour un manager issu d'école de commerce de dicter à un ingénieur sa manière de travailler. Alors, il lui laisse la marge de manoeuvre nécessaire à la bonne exécution du travail. La grève du zèle est une exploitation charmante de ce phénomène, elle consiste à respecter tous les règlements à la lettre afin de ralentir la production.

D'autre part, derrière les discours managériaux sur l'autonomie des inférieurs est dissimulée une intention précise. Les salariés ne doivent pas simplement venir au travail aux horaires fixés, pour se contenter d'exécuter leurs tâches sans amour particulier, ni autre objectif que l'obtention du salaire. Les employés doivent s'impliquer dans leur travail, et plus largement dans la vie et le succès de l'entreprise.

En prônant le développement de l'autonomie - collective autant et plus qu'individuelle, notons-le bien - que visent en effet les directions d'entreprise, qui sont presque toujours à l'origine des changements et se heurtent souvent à la méfiance des salariés ? Il ne s'agit certainement pas d'une pure rhétorique. Mais il ne s'agit pas non plus d'une simple reconnaissance de la " régulation autonome ", d'une valorisation enfin officielle de ce que l'entreprise ignorait, ou feignait d'ignorer, c'est-à-dire du fait que rien ne marcherait sans les libertés que les salariés prennent avec les règles. Les choses sont plus complexes et plus ambiguës. Les objectifs des entreprises sont à la fois en retrait et en excès par rapport à une telle reconnaissance. En retrait, parce que, dans les faits, elles persistent souvent à mésestimer et à ignorer très largement le " travail réel ". En excès, parce qu'elles ne demandent pas seulement aux salariés de mieux s'auto-organiser, de prendre en charge des régulations que la hiérarchie est mal placée pour opérer, de combiner de manière souple des tâches dont la coordination est difficile à programmer, bref, de mettre de l'huile et de l'intelligence dans le déroulement technique des tâches. Elles leur demandent aussi et surtout de s'impliquer autrement, de s'engager dans le travail, et particulièrement dans le travail collectif, coopératif, c'est-à-dire - en général - de modifier leur attitude à l'égard de celui-ci. Voilà le point focal du changement. 3

La valorisation de l'autonomie est aussi à rapprocher de l'individualisation croissante du travailleur : "individualisation systématique de la relation de chacun à son travail, de la gestion des salariés et de l'organisation du travail" 4. Selon Danièle Linhart, "c'est une remise au pas idéologique des salariés autour de dimensions qui sont de l'ordre du narcissisme, de la focalisation sur soi : relever des défis, se mettre en concurrence avec les autres, montrer qu'on est le meilleur, viser l'excellence, se réaliser dans le travail. Les finalités du travail ne sont plus prises en compte." En fin de compte, "[le] travail, qui était une expérience socialisatrice et collective en résonance avec les enjeux politiques, économiques, sociaux ou culturels de la société, se transforme en une épreuve solitaire. Chacun est dans un corps à corps angoissant avec son propre travail, et la volonté d'en retirer une reconnaissance, un prestige. Quand ça ne marche pas, les salariés s'effondrent. Avec les conséquences que l'on sait à travers le phénomène incroyable du suicide."

***

Mais revenons à l'intérêt que trouve le travailleur à parler d'autonomie. Les petites libertés qu'il peut y gagner, relativement fictives au final, sont d'un support psychologique important. Elles l'aident à oublier le vrai sens du mot autonomie, dont il ne fera sans doute jamais l'expérience, mais à laquelle il aspire tout de même à travers la quête de la propriété privée par exemple. On peut supposer que ce réconfort psychologique est aussi bienvenu pour les personnes de l'autre côté de la relation d'exploitation.

Lorsqu'un chef nous invite à être autonomes, nous pourrions presque oublier qu'il est notre chef. Car personne ne veut avoir un chef, les chefs l'ont d'ailleurs très bien compris. Quand on demande à un patron pourquoi il a choisi cette voie, il répondra souvent que c'était pour être "son propre chef". Cela ne lui pose pas de problème apparemment d'être le supérieur de quelqu'un d'autre, de faire aux autres ce qu'il n'aimerait pas qu'on lui fasse. Un employé accepte un travail car il a besoin d'un revenu et de stabilité, pas parce qu'il veut un chef qui le contrôlera, l'évaluera et le commandera. Tout le monde aspire à être son propre chef. Ce n'est pas tant l'oisiveté qui nous tente, mais la liberté de choisir notre propre destinée, l'activité choisie. Et il est grand temps de se révolter contre ce système qui nous oblige à nous mettre en location pendant la majeure partie de notre vie, et à subir les caprices de tel ou tel soi-disant supérieur hiérarchique.

Pour conclure, parler d'autonomie au travail nous amène forcément à parler de la lutte des classes, dont les ravages sont annoncés entre les lignes de tous leurs beaux discours sur notre autonomie, de leurs évaluations de compétences et de leurs entretiens de fin d'année. La Seconde guerre mondiale a pu amorcer une courte trève dans cette lutte, mais depuis la fin des années soixante et la panique légitime du patronat de l'époque, ce dernier a repris ses armes pour désindustrialiser, casser les syndicats, briser les logements sociaux, et isoler toujours plus les travailleurs dans un petit monde gris, solitaire et dépolitisé.

"L’enseignement du management véhicule cette défiance à l’encontre des salariés. Dans le documentaire de Jean-Michel Carré J’ai très mal au travail, on voit des étudiants de l’école de commerce de Namur qui expliquent : « Nous, ce qu’on nous apprend, c’est qu’il faut isoler tous nos salariés qui sont nos subordonnés. Il ne faut pas qu’ils puissent communiquer, il faut qu’on les prenne chacun isolément. » Le salarié est un ennemi à fragiliser, à affaiblir et à isoler. Il faut le mettre en difficulté pour obtenir de lui un travail à la hauteur de ce qu’attend l’entreprise. C’est une idée fortement ancrée dans l’esprit managérial, qui est relayée par les écoles de commerce et de gestion. C’est en quelque sorte l’idéologie de la lutte des classes, mais du point de vue du management." 4
  • 1. Pierre Bourdieu, 1996, "La double vérité du travail", Actes de la recherche en sciences sociales volume 114
  • 2. "Souhaitant s'investir dans un cabinet comptable le candidat apprécie la relation client"...
  • 3. Pierre Veltz, L'autonomie dans les organisations : de quoi parle-t-on ? (1999)
  • 4. a. b. « Le salarié est un ennemi à fragiliser et à isoler », Nadia Djabali (31 août 2011). Lire l'article sur Bastamag.net