Construire des utopies
"Ce sont des endroits où l'on forge des sentiers s'écartant de la trajectoire fatale qu'est le système contemporain." 1
Les solutions individuelles évoquées sur ce site 2 ont leurs limites. Nous n'y avons pas accès de manière égale, et elles nous maintiennent souvent dans une certaine dépendance au système.
Les solutions politiques, telles que la réduction globale du temps de travail, le revenu inconditionnel, l'autogestion ou encore la gratuité sont attirantes. Pourtant, le volontarisme politique (de gauche) semble plus que jamais appartenir au passé. De toute façon, l'opinion publique est-elle prête pour l'autogestion, ou le revenu inconditionnel par exemple? Le rouleau compresseur de la propagande "valeur travail" a, hélas, bien réussi. Quant à nos élites, bien sûr, elles ne proposeraient jamais de telles mesures, cela leur reviendrait à se tirer une balle dans le pied.
Pourtant nous voulons nous extraire de ce monde étouffant. La catastrophe nucléaire, les guerres économiques, le fichage ADN, la pollution et la marchandisation de tout ne sont plus une menace: ces malheurs sont hélas devenus réalité. Chaque jour les arguments s'accumulent en faveur de la destruction pure et simple du travail et de sa "démocratie-capitaliste".
"Dans chaque lieu visité, on nous parlait de sécheresses, de difficultés dans l'argiculture, de l'impossibilité croissante de prévoir les saisons. Les rapports intermédiaires du GIEC étaient progressivement publiés alors que notre camion crachait son carbone dans l'atmosphère. Ils ressemblaient à l'intrigue d'un roman de science-fiction dystopique: quasiment tout ce qui est de glace est en train de fondre, les déserts s'étendent, les mers s'acidifient, les ouragans s'intensifient. L'auteur Bill McKibben a nommé le rapport: 'L'avertissement le plus significatif que notre espèce, dans sa totalité, ait jamais reçu.'" 1
Si la fin du système actuel nous paraît plus que souhaitable, il semble tout aussi urgent de proposer et d'expérimenter dès à présent des alternatives plus viables, d'autres formes de vivre ensemble.
Les Sentiers de l'Utopie
Nous écrivons ce texte suite à la lecture rêveuse du livre-film Les Sentiers de l'Utopie, dont voici la quatrième de couverture:
"Pendant près d'un an, Isabelle Fremeaux et John Jordan sont partis sur les routes européennes, à la rencontre de celles et ceux qui ont choisi, ici et maintenant, de vivre autrement. Ils ont partagé d'autres manières d'aimer et de manger, de produire et d'échanger, de décider des choses ensemble et de se rebeller.
Depuis un « Camp Climat » installé illégalement aux abords de l'aéroport d'Heathrow jusqu'à un hameau squatté par des punks cévenols, en passant par une école anarchiste gérée par ses propres élèves, une communauté agricole anglaise à très faible impact écologique, des usines occupées en Serbie, un collectif pratiquant l'amour libre dans une ancienne base de la Stasi ou une ferme ayant aboli la propriété privée, ils ont découvert des Utopies bien vivantes dans ces interstices invisibles du système.
De cette expérience a émergé Les Sentiers de l'Utopie. Le texte est un récit captivant, qui raconte la vie de chaque communauté, ses pratiques et son histoire. Le film, un docu-fiction tourné pendant le voyage, se présente comme un road-movie poétique situé dans l'avenir. Les personnages et les lieux circulent du livre au film et, pas à pas, laissent deviner, dans la brèche du présent, les scintillements d'un autre avenir possible." 1
Expérimenter d'autres formes d'organisation sociale
Comment vivre ensemble? Comment nous organiser, prendre des décisions, répartir les richesses naturelles ainsi que les fruits de nos activités? La politique et l'économie sont typiquement des domaines dans lesquels on parle beaucoup, on construit des idéologies, des utopies, des systèmes prometteurs, mais que l'on expérimente peu. Certains se révèlent une catastrophe lorsqu'ils se concrétisent, d'autres plus compliqués qu'ils ne paraissent. Parfois, ils sont très bien sur le papier, mais dans la réalité deviennent difficiles à mettre en oeuvre à cause de nos fonctionnements humains, nos conflits et nos conditionnements.
Nous ne sommes pas habitués à discuter ensemble, par exemple. Nous passons énormément de temps à écouter des orateurs, ou bien les ignorer. Dans nos réunions d'entreprise, nous ne parlons même pas car nous savons que notre opinion importe peu. En ce qui concerne la vie politique, glisser une enveloppe dans une urne ne nous permet pas d'exprimer grand chose. Quand nous exprimons notre opinion, c'est souvent en postant des commentaires haineux sur les sites d'information en ligne. Et lors des discussions entre amis ou collègues, il faut toujours des vainqueurs: ceux qui parlent le plus fort, ou ceux qui parlent en dernier. Discuter ensemble, voilà qui doit être (ré?)appris. Tout comme la prise de décision, sans bergers ni moutons.
Les communautés présentées dans ce livre présentent différentes formes d'autogestion, plus ou moins organisées. Celle de Longo Maï par exemple semble assez minimaliste en termes de règles de vivre ensemble. Les réunions n'ont pas l'air si formelles, et une forte liberté individuelle est accordée aux membres. D'autres groupes ont des répartitions des tâches très précises (comme celle de Can Masdeu), des assemblées, des comités. Bref, des contraintes de participation un peu plus poussées mais toujours dans la recherche du meilleur compromis entre liberté individuelle et besoins du groupe.
On peut observer que différentes formes d'organisation s'adaptent à différents environnements, à différents projets et à différentes personnes. Il y en a pour tous les goûts. Et certaines de ces structures sont le fruit de plusieurs décennies d'expérimentation et de corrections, un avantage majeur de ces systèmes étant leur flexibilité et leur adaptabilité.
Ces structures sont des preuves vivantes que l'autogestion peut marcher, du moins que l'on peut s'organiser sans chefs, dans des communautés de quelques dizaines à quelques milliers d'habitants.
Des refuges
Ces communautés sont non seulement des preuves de réussite d'un vivre ensemble harmonieux, juste et égalitaire, elles sont aussi des terres d'accueil pour celles et ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas vivre dans la société dominante. Que ce soient les punks de la Vieille Valette, les "communistes sexuels" de ZEGG, ou les alcooliques de Christiania. L'exemple de ces derniers nous a beaucoup touchés. Christiania est une communauté installée sur un vaste terrain en plein coeur de Copenhague depuis les années 1970. Plusieurs milliers de personnes y vivent, de différentes origines et classes sociales. Cette communauté attire des millions de touristes chaque année. Une chose nous frappe lorsqu'on se promène dans les ruelles de Christiania: le nombre d'ivrognes dans la rue et dans les bars. Ceux-ci ne sont pas majoritaires, ni même spécialement représentatifs de la communauté, simplement, comme le rappelle un des membres: "S'ils ne sont pas accueillis à Christiania, où iront-ils?".
Ces lieux sont des terres d'accueil rêvées pour les artistes, spirituels, militants ou amoureux de la nature en tout genre. Les militants peuvent y vivre sereinement, en accord avec leurs convictions, dans un beau cadre naturel, et consacrer du temps à la mise en pratique de leurs idées ainsi qu'à leurs diverses luttes. Ils n'ont plus à perdre de temps à bosser ou chercher des plans quelconques pour payer leur loyer et leur nourriture.
Des laboratoires d'expérimentation écologique
Les communautés utopiques sont parfois un modèle de vie humaine à très faible impact écologique. Ces expériences sont bien entendu d'une importance vitale ces jours-ci. Le Camp Climat raconté au début du livre est une illustration fascinante. Pendant une douzaine de jours, un terrain proche de l'aéroport de Heathrow (où était prévue la construction d'une troisième piste) a été occupé illégalement par un campement autogéré de 2000 personnes. Lorsqu'elles sont parties, l'association de préservation de la réserve naturelle locale a écrit aux organisateurs pour leur indiquer que le terrain utilisé avait été laissé en meilleur état qu'avant le campement.
Une autre communauté nous a impressionnés, permanente celle-ci: Landmatters. Toujours en Angleterre, les habitants vivent dans des sortes de dômes en matériaux légers, et pratiquent la permaculture. La technologie n'est pas détestée en soi, elle est utilisée lorsque celle-ci paraît utile. Ils ont donc choisi des posséder quelques ordinateurs et une connection internet. Cette communauté, comme toutes celles qui sont présentées dans le livre, n'a pas vocation à vivre en autarcie. Les participants de Landmatters s'efforcent de s'ouvrir sur leur monde environnant, en accueillant par exemple des enfants scolarisés, pour les initier à l'écologie, et à la permaculture. La communauté de Can Masdeu près de Barcelone squatte une ancienne léproserie dotée d'un terrain relativement grand. Ils ont décidé dès le départ d'inclure les habitants du village en proposant à chacun une parcelle du terrain, d'en faire un jardin partagé.
La diversité et le nombre
Les communautés présentées dans le livre 1 sont une sélection parmi de nombreuses autres existant en France et dans le monde 3. Celles-ci sont nombreuses, plus ou moins grandes, et plus ou moins anciennes. Ensemble, elles forment un "archipel" d'utopies, autorisant l'expérimentation d'une large variété de rêves et de solutions à la crise actuelle. Il paraît aisé de trouver une communauté qui correspond à nos convictions, à nos besoins et notre personnalité. Cette diversité est tellement bienvenue aujourd'hui, dans un monde si homogène, uniforme et conformiste à l'extrême.
Et si une idée échoue, ce n'est pas si grave car les autres sont encore vivantes. Celles-ci pourront apprendre des "échecs" des autres. Car en dehors de toute religion ou idéologie nostalgique, il s'agit de retenir ce qui fonctionne et d'apprendre de ce qui ne fonctionne pas.
Pour celles et ceux qui sont tentés par l'aventure, les communautés accueillent des visiteurs, ce qui permet de s'en faire une idée à peu de frais. Après, libre à chacun de rejoindre une communauté existante, ou d'en créer une autre. En attendant, pour apprendre plus en détail de ces expériences, et avoir une idée de comment celles-ci voient le jour, vous l'avez compris: nous recommandons avec joie le livre maintes fois cité: Les Sentiers de l'Utopie 1.
Interview d'un membre de Longo Maï (extrait du film "Volem rien foutre al païs") :
- 1. a. b. c. d. e. Les sentiers de l'utopie, Isabelle Fremeaux & John Jordan, Editions Zones, 2011
- 2. la vie simple, l'oisiveté, le temps partiel, l'autoproduction, l'assistanat...
- 3. "les municipalités autonomes zapatistes du Chiapas, les assemblées populaires et les comités de quartier de Bolivie, les cyber-communaux en ligne et les mouvements de programmeurs de logiciels libres, les cliniques d'aide mutuelle construites sur les ruines d'une Nouvelle-Orléans post-Katrina, les paysans sans terre la reprenant au Brésil, les conseils locaux autogérés des villes du Venezuela, les Mohawks faisant sécession de l'Etat canadien, les usines occupées d'Argentine et du Paraguay, les jardiniers-guérilleros de Détroit, les plantations et les pêcheries autogérées en Inde, ou les squatteurs ayant transformé un hôtel cinq étoiles en une sorte de ville dans la ville au Mozambique..."