Le travail est une drogue

« La vie n’est pas le travail : travailler sans cesse rend fou. »
Charles de Gaulle

Les "workaholics"

La notion de "workaholism", littéralement "dépendance au travail", est vraisemblablement apparue aux Etats-Unis au début des années 80. En contractant les mots "work" et "alcohol", ce nouveau mot dresse un parallèle entre la dépendance au travail et la dépendance aux drogues.

Habituellement, les workaholics sont des personnes pour qui la carrière passe avant leur vie familiale, voire leur santé. Ils passent le plus clair de leur temps à travailler, et ne peuvent pas s'arrêter. Nos "bourreaux du travail" occupent généralement des postes à responsabilité, mais ce n'est pas toujours le cas. Aux Etats-Unis, on estime qu'ils représentent environ 5% de la population active 1

Une addiction?

Tant que leur santé et leur famille tiennent le coup, les workaholics ne se plaignent pas de leur dépendance et en sont plutôt heureux. La dépendance au travail apparaît certes comme une "addiction respectable", comme l'addiction au sport par exemple. Ils éprouvent donc un réel plaisir à se consacrer entièrement à leur travail, à relever des "challenges" en étant "force de proposition". Ils sont stimulés intellectuellement, et leurs compétences sont autant de fiertés.

Par contre, en dehors du travail, il leur est très difficile de trouver du plaisir. Le temps libre, les weekends, les congés sont autant de sources d'insatisfaction qu'ils finissent souvent par remplir en bossant des heures sup'. Evidemment, la vie familiale en souffre. Les accrocs prennent également des risques avec leur santé, notamment à cause du fort niveau de stress, et du repos insuffisant.

Par ailleurs, les drogués du travail ne bossent souvent qu'avec un niveau de stress élevé, qui en lui-même devient une drogue.

"Ils ne peuvent être performants sans cette production d'adrénaline, induite par la réaction d'urgence et d'alerte. En psychiatrie, on a aujourd'hui tendance à considérer que ces individus deviennent progressivement des "dépendants à l'adrénaline". Fait de société, conséquence du tourbillon économique et socioculturel induit par la société actuelle, mais aussi phénomène qui correspond à un type de personnalité particulière, qui s'épanouit dans le fonctionnnement adrénalitique. Ces individus ont un mode de fonctionnement au travail qui les met toujours dans un état de stress intense. Ils ne sont pas friands de méthodes de gestion du stress, car apprendre à organiser leur temps ou leurs émotions, c'est diminuer le stress dont ils ont fait un moteur. Sans stimulation, sans défi, sans conflit, et toutes autres situations de stress suscitant la production d'adrénaline, ils perdent toute motivation. Ils préfèrent se retrouver dans des situations de pression qui correspondent non pas tant à leur personnalité qu'à leur besoin de se "doper" à l'adrénaline." 2

Au Japon, la dépendance au travail est un sujet extrêmement sérieux, surtout depuis les années 80 et la reconnaissance du karoshi, littéralement: mort par surtravail. L'employé est retrouvé mort à son bureau, suicidé ou épuisé physiquement: crise cardiaque, excès de stress et/ou grave manque de sommeil. Le karoshi fait dix mille victimes chaque année au Japon; victimes d'une charge de travail extrêmement lourde, d'horaires inhumains, de conditions de vie abominables, d'un investissement affectif malsain et d'une éthique du travail sans pitié. Aujourd'hui dans ce pays, la famille de la victime peut demander un dédommagement de l'employeur pour manque d'assistance à son employé, dont le comportement était autodestructeur, car le karoshi a été reconnu comme une maladie professionnelle.

Dans la peau d'un drogué

D'après les experts, l'implication constante dans son travail masque de l'anxiété, une sous-estime de soi et des problèmes d'intimité (sexuels, entre autres). De la même manière que pour les drogues ou les jeux d'argent, le déni des workaholics ainsi que leur comportement destructeur persistent malgré les cris d'alerte des proches, et malgré les signaux avant-coureurs de relations qui se détériorent. Un autre symptôme est la mauvaise santé liée à ce mode de vie. Et puisque la culpabilité du workaholic est inférieure à celle liée aux autres formes d'addiction, les symptômes physiques peuvent aisément passer inaperçus 3. De même que pour les autres dépendances, il sera souvent incapable de se rendre compte de son problème.

Les camés du taf ressentent le besoin constant d'être occupés, au point qu'ils en arrivent à sauter d'une tâche à l'autre sans avoir tout fini, ou alors que la nouvelle tâche n'est pas indispensable au projet en cours. En conséquence, il arrive que ces personnes soient inefficaces puisque leur objectif est plus de s'occuper que d'être productives. De plus, il leur arrive d'être de mauvais "team players", et ne plus savoir interagir avec leurs collègues car leurs capacités relationelles sont trop entamées. Enfin, ce n'est pas leur manque de sommeil qui les rendra plus efficaces.

Comment savoir si on est accroc?

Voici traduites les vingt questions des Workaholics Anonymous américains 4. Si vous répondez oui à trois ou plus de ces questions, il se peut que vous ayiez une dépendance au travail. Dans ce cas, n'ayez pas peur, détendez vous: vous n'êtes pas seul-e. Beaucoup arrivent à se sortir de ce bourbier...

  1. Etes-vous plus enthousiaste pour les activités professionnelles, que familiales ou autres?
  2. Y a-t-il des moments dans lesquels vous pouvez avancer très vite dans votre travail, et d'autres moments où vous n'y arrivez pas?
  3. Emmenez-vous votre travail au lit avec vous, le soir? Les weekends? Pendant les congés?
  4. Votre travail est-il l'activité que vous aimez le plus, et dont vous parlez le plus?
  5. Travaillez-vous plus de 40 heures par semaines?
  6. Transformez-vous vos hobbies en activités lucratives?
  7. Endossez-vous l'entière responsabilité envers les résultats de votre travail?
  8. Votre famille et vos amis ont-ils abandonné l'idée de vous voir arriver à l'heure?
  9. Faites-vous régulièrement des heures supplémentaires parce que vous craignez qu'autrement votre travail ne sera pas fini?
  10. Sous-estimez vous le temps nécessaire pour un projet, avant de vous dépêcher à la fin pour le finir?
  11. Pensez-vous qu'il est acceptable de travailler de longs horaires, tant qu'on aime ce qu'on fait?
  12. Vous arrive-t-il de perdre patience avec les personnes qui ont d'autres priorités, extra-professionnelles?
  13. Craignez-vous de perdre votre poste, ou de passer pour un perdant, si vous ne travaillez pas assez dur?
  14. L'avenir est-il pour vous une source d'anxiété constante, y compris lorsque tout va bien?
  15. Dans toutes les activités, vous impliquez-vous avec énergie et compétitivité, y compris les activités en dehors du travail, comme le jeu?
  16. Cela vous énerve-t-il quand quelqu'un vous demande d'arrêter de travailler pour faire autrechose?
  17. Vos longs horaires ont-ils fait du mal à votre famille, et à vos proches?
  18. Pensez-vous à votre travail quand vous êtes au volant, avant de vous endormir, ou pendant que d'autres vous parlent?
  19. Travaillez-vous, ou lisez-vous, durant vos repas?
  20. Pensez-vous que plus d'argent résoudra les problèmes de votre vie?

Tous accrocs?

Le questionnaire précédent vaut ce qu'il vaut. C'est-à-dire qu'il doit être mis dans son contexte. Aujourd'hui, 22 septembre 2011, nous sommes en pleine crise économique, et nombreuses sont les personnes qui répondront par l'affirmative aux questions 5 et 13 par exemple.

Malgré ces réserves, il se peut très bien que la plupart d'entre nous répondions oui, à une ou deux réponses, voire trois ou plus. On peut aussi s'amuser à imaginer ce que répondraient les personnes de notre entourage. Il se peut très bien que nous nous rendions compte que, d'après ce questionnaire, nombreuses seraient les personnes dépendantes au travail.

Cela veut-il dire que le seuil de définition de la dépendance est un peu trop bas dans le questionnaire, ou cela veut-il dire que la dépendance au travail est banalisée? Il est difficile de s'en rendre compte car, d'une part le monde du travail se durcit d'année en année, et nous nous retrouvons à travailler des horaires de plus en plus longs, de plus en plus stressants, à des postes de plus en plus précaires, et avec une demande toujours plus forte d'implication affective au travail, d'afficher une winner attitude. D'autrepart, il est très difficile de prendre conscience de sa propre dépendance au travail, de même que pour toutes les addictions. D'autant plus que cette forme de dépendance est valorisée dans notre culture.

Et puis n'oublions pas que derrière l'hyperactivité au travail, se cache la plupart du temps une dépendance effective, sur le plan psychologique, mais aussi sur le plan matériel. Nous sommes une large majorité à travailler car nous en avons besoin pour vivre, tout simplement. On peut alors imaginer qu'une sorte de dépendance psychologique, plus valorisante que la dépendance matérielle qui elle est humiliante, prenne le dessus dans notre conscience. Surtout après des années et des années de sacrifices.

Mais que dire des personnes qui ont un salaire raisonnable, et qui pourraient très bien mettre de l'argent de côté pour arrêter prématurément leur travail, sans attendre la retraite? Ou qui plutôt que de faire le travail pour lequel elles sont payées, s'obstinent à faire plus, alors que leur travail ne leur plaît pas forcément? Lors d'une conversation récente, un ami me confiait que même s'il comprenait mon choix de quitter le monde professionnel, lui ne pourrait jamais le faire. Je lui demandai pourquoi, voici ce qu'il me répondit: "Je ne sais pas ce que je ferais, si je ne travaillais pas". Plusieurs facteurs sont à prendre en compte, comme la perte d'autonomie, de créativité, de confiance en soi et en l'avenir, tous des conséquences directes du travail. Mais on peut aussi se demander s'il ne s'agirait pas d'une forme de douce addiction?

Combien sont-elles, ces personnes doucement dépendantes? Il est difficile d'en être certain, mais dans mon entourage, nombre de personnes comprennent mon choix, en sont même envieuses, parfois, mais ne font aucun pas en cette direction. On ne peut pas simplifier exagérément ce qui se passe dans la tête de ces gens, car d'autres peurs peuvent aussi émerger, comme celle du non-conformisme, du rejet social, de ne pouvoir subvenir financièrement à leurs besoins et désirs, etc. Certaines de ces craintes sont justifiées. D'autres, peuvent ressembler encore une fois au cas des autres drogués, qui ont peur d'abandonner leur addiction car ils ne savent pas comment ils pourront s'en sortir, livrés à aux-mêmes. Alors ils s'inventent tout un tas de peurs afin de justifier leur fuite en avant, plutôt que de faire face à leurs problèmes, qui, effectivement, sont parfois assez énormes. Mais jamais insurmontables.

En somme, la dépendance au travail semble être assez répandue, voire banalisée puisque, de plus, elle est socialement acceptée. Or ses effets sont néfastes pour la santé physique, mentale, et sociale. Enfin, une dépendance au sexe, au pétard, ou au sport, pourquoi pas, mais une dépendance au travail?? Allons. Il est temps d'en sortir.

Comment s'en tirer?

Le premier pas pour sortir de l'addiction au travail, est la reconnaissance du problème. Admettre que nous sommes accroc, est le premier geste, absolument nécessaire.

Ensuite, tout simplement: l'abstinence. Or il est très difficile de s'abstiner de suite, comme pour toute drogue. Pour cela il existe des méthodes progressives, comme celles des Workaholics Anonymous. L'une d'entre elles est inspirée des "Twelve Steps" 5 - les douze pas – des Alcooliques Anonymes. Ceux-ci incluent:

  1. être à l'écoute – de soi-même, de ses proches,
  2. prioriser – commencer par faire les choses les plus importantes, et rester flexibles en cas d'imprévus,
  3. substituer – lorsqu'on ajoute une tâche à son emploi du temps, on en élimine une autre activité qui recquiert autant de temps et d'énergie,
  4. ne pas remplir son emploi du temps – s'accorder du temps libre, et se laisser de la marge quand on alloue du temps à une activité, ne serait-ce que pour les trajets
  5. jouer – on ne travaille pas en continu, on se laisse du temps au jeu (non lucratif)
  6. se concentrer – une seule activité à la fois
  7. ralentir – prendre son temps, et se reposer avant la prochaine activité
  8. se détendre – ne pas mettre de pression, sur soi-même ou sur les autres
  9. accepter – le résultat de ses activités et de ses efforts, cultiver la patience
  10. demander – on accepte la critique, et on reconnaît qu'on ne peut pas tout faire nous-mêmes
  11. rencontrer – participer aux réunions des Anonymes
  12. téléphoner – communiquer par téléphone avec nos amis Anonymes
  13. équilibrer – son emploi du temps, entre le travail, la vie sociale, spirituelle, artistique, le jeu...
  14. servir – aider les autres qui sont dans la même situation que nous
  15. vivre dans l'instant – réaliser que nous ne sommes pas ici pour rien, tenter de vivre chaque instant dans la sérénité, la joie et la gratitude.

Apprendre à sortir de l'hyperactivité et de l'anxiété ambiante est tout un programme. Mais ralentir et accorder du temps aux activités saines et reposantes comme la cuisine ou la marche, est un bon début. Ensuite, essayer de s'asseoir immobile, sans se relever et sans entretenir le dialogue intérieur est le début de la libération mentale: la méditation. Apprendre à méditer est un sacré pas vers une vie profondément intense, détendue et orientée vers la quête du réel: voir les choses telles qu'elles sont.

Il faut aussi comprendre pourquoi on désire sortir de notre dépendance. Ce site est là pour ça, il fournit des tas de raisons de ne plus travailler. Car il est important aussi de se sentir bien dans sa démarche. Ce qui est compliqué étant donné la fichue valeur travail qui tarit notre culture. Mais il faut assumer sa démarche, en se fondant sur sa rationalité, et sa justesse morale. Et il faut assumer de ne rien faire de temps en temps, en reconnaissant que l'oisiveté est vitale pour notre santé physique, psychique et créative. Il faut assumer de vivre un peu différemment du format unique proposé par la société.

Enfin, il s'agit d'aller au fond des choses. Pourquoi sommes-nous hyperactifs? Pourquoi jonglons-nous entre métro, travail, sandwich, alcools, téléphones portables, journaux gratuits parcourus en deux minutes, bus, repas devant la télé, etc... Que cache cette fuite, cette diversion de chaque instant? Quelle réalité fuyons-nous? Toutes ces activités compulsives ne sont pas tellement différentes de celles d'un alcoolique, qui boit pour alléger sa détresse psychologique. Ce comportement peut aller un moment mais il ne doit pas se prolonger dans le temps. L'hyperactivité, le perfectionnisme et le narcissisme liés à l'addiction au travail sont tous des symptômes d'une sous-estime de soi qui nous remplit le cerveau de pensées irrationnelles: "Je dois absolument être comme ceci ou comme cela, si je veux avoir de la valeur, si je veux exister", "Si je ne travaille pas, je ne vaux rien, je ne sers à rien."... On va alors sur-compenser cette sous-estime de soi, en nous affichant comme des stars et des starlettes, efficaces au boulot, énergiques, séduisants, friqués, et performants au lit. Convaincus des bienfaits et du bien-fondé de notre hyperactivité, gonflés par la winner attitude, notre agressivité et notre colère se déchaîneront sur les loosers, ou pire, ceux qui ne veulent pas jouer le jeu: les assistés.

Nous devons absolument apprendre à nous connaître, pour savoir ce qui nous manque réellement. Trouvons ce dont nous dépendons, au plus profond de notre existence. Notre dépendance au travail nous paraîtra alors complètement anodine. A ce moment-là, nous cesserons de participer au suicide collectif, qu'on ose encore appeler "économie" et qui est en train de pourrir la planète entière.

  • 1. "Le Stress au travail" livre écrit par Patrick Légeron (p68)
  • 2. "Le Stress au travail", Patrick Légeron (p179)
  • 3. Définition du workaholic sur Wikipedia
  • 4. Workaholics Anonymous: Twenty Questions: How Do I Know If I'm A Workaholic? (ici)
  • 5. The Tools and Principles of Workaholics Anonymous source