La société du stress

Les importants changements survenus dans le monde du travail ces dernières décennies ont entraîné l’émergence du stress professionnel sur une large échelle. En septembre 2000 déjà, 72% des salariés ressentaient du stress 1. Stress, harcèlement moral, violence, souffrance, suicide, dépression, troubles musculo-squelettiques, tous ces maux sont regroupés dans une même catégorie officielle: le risque psychosocial. Celui-ci coûte cher à l'économie puisqu'il atteindrait au moins 20 milliards d'euros par an dans les quinze pays membres de l'UE, 3 à 4 % du PIB des pays industrialisés, selon le Bureau international du travail. Ce coût est supporté par la Sécurité Sociale et les entreprises; il est dû à l'absentéisme, aux accidents, à la perte de productivité et au turnover. Mais laissons nos dirigeants se préoccuper du coût financier, et intéressons-nous au coût humain.

Origines du stress professionnel

Comme le montre Patrick Légeron dans son livre Le Stress au travail, les sources d'angoisse professionnelle sont nombreuses et variées.

La pression qui pèse sur les épaules des salariés est de plus en plus forte. La charge de travail est en augmentation constante, et beaucoup ont trop de travail. Ceci dans une culture de la performance qui nie le droit à l'erreur, impose des délais bien trop courts, quelles que soient les interrputions subies ou l'invasion de nos boîtes mails, ou autres aléas. La réduction du temps de travail, notamment les 35 heures, ne sont pas forcément un cadeau pour les employés qui sont contraints de réaliser le même boulot qu'avant mais en moins de temps.

En parlant de cadeaux empoisonnés, la promotion dans l'entreprise crée souvent un stress supplémentaire à cause des attentes des supérieurs, des responsabilités nouvelles, et d'un nouvel environnement moins convivial. Les changements technologiques dans l'entreprise créent aussi du stress, et pas uniquement pour les moins jeunes. Ces changements bousculent les habitudes, peuvent dégrader la qualité du travail, ou du cadre de travail, apporter une surveillance accrue, ou une communication moins vivante, etc.

L'entreprise est aussi le lieu des frustrations incessantes. Nous sommes appelés à ne jamais nous contenter de notre poste, à toujours viser plus haut dans la hiérarchie et dans l'échelle des salaires. On a beau privilégier la carotte au bâton pour nous motiver, cela n'en demeure pas moins frustrant. En parlant de salaire, voilà une source constante de stress, puisque quel que soit son niveau il est toujours trop faible par rapport à notre niveau de vie. Même de façon absolue, les salaires sont trop faibles, puisqu'à peu près la moitié des français vivent avec moins de 1500 euros de revenus par mois. La carrière est évidemment source de frustrations, car il y a toujours plus haut. Et les rares qui arrivent en haut ont le malheur de découvrir que c'est loin d'être la terre promise. Mais il n'y a pas que notre paie et notre carrière qui nous motivent. Aujourd'hui, nous devons faire preuve d'investissement affectif dans l'entreprise, faire preuve d'amour envers notre travail, même si celui-ci ne nous le rend pas (sous forme de reconnaissance verbale ou financière). Frustrations.

Une source de stress quotidienne vient tout simplement des autres. Que ce soit la dictature du client-roi ou l'incivilité de nos collègues. L'ambiance au travail est un facteur très important, malheureusement celle-ci est minée par les luttes internes, le manque de solidarité et autre conflits personnels. Il est bien rare de choisir ses collègues, alors nous devons supporter tout un tas de personnes compliquées: anxieux, paranoïaques, obsessionnels, gamins, narcissiques, timides, agressifs... Sans parler des racistes, des machos, des footeux... Enfin, les managers sont une cause de plus en plus fréquente de stress, avec leurs méthodes nouvelles dont les plus extrêmes ont fait leurs preuves chez France Télécom ces dernières années. Le harcèlement moral est aussi un phénomène angoissant à vivre, en parlant de collègues stresseurs.

Ce qui nous mène à notre prochaine grande coupable, la violence au travail. Celle-ci peut être interne (exercée au sein de l'entreprise) ou externe, physique ou psychologique. Dans tous les cas, le facteur de stress principal est le sentiment d'insécurité qui en découle, le fait d'aller travailler la peur au ventre et de vivre dans un état de stress permanent. La violence au travail n'est pas si marginale, elle affecterait trois millions de personnes dans l'Union Européenne, sous la forme de harcèlement moral, six millions sous la forme de violence physique et douze millions sous la forme d'intimidation et de violence psychologique 2. L'organisation hiérarchique et les nouveaux styles de management sont en cause, mais des facteurs externes sont aussi en jeu, comme la précarité de l'emploi, l'individualisme, la pauvreté, les inégalités et l'exclusion.

La dernière source que nous évoquerons est l'environnement professionnel. A l'ère industrielle, la pénibilité des tâches et la rudeur des conditions de travail (températures extrêmes, pollution, dangerosité) étaient grandes. Aujourd'hui, ce travail a été largement exporté sous d'autres contrées, et nous nous retrouvons de plus en plus à travailler dans des bureaux. Mais, comme l'écrit Patrick Légeron, “Même dans le bureau le plus moderne, équipé d'air conditionné, doté d'un mobilier design, agrémenté d'une moquette épaisse et de plantes vertes, le travail peut s'avérer contraignant.” 3 La plupart des employés de bureaux bossent aujourd'hui dans des open-spaces, où l'intimité est oubliée et la surveillance généralisée. Les horaires sont de plus en plus décalés (travail de nuit, trois huit, temps partiels, heures sup'). Les déplacements sont aussi un facteur de stress, particulièrement ici, en région parisienne. Enfin, en rentrant chez nous, il ne nous reste que trop peu de temps et d'énergie pour affronter les mille et unes sources de stress dans notre vie personnelle: vie de couple, voisinage, factures, bricolage, etc.

Les maladies du stress

Nous avons couvert le thème des maladies liées au stress dans l'article Le travail, c'est la santé?. Voici quelques extraits:

En 2001, environ 180 millions de boîtes de tranquilisants, antidépresseurs et somnifères étaient vendues en France, championne du monde de foot, et en consommation de psychotropes (30% de plus qu'en 1995). Ces substances sont largement consommées par des personnes qui n'en ont pas besoin sur le plan médical, mais qui se sentent excessivement stressées et cherchent un moyen de s'en sortir. Elles sont parfois prescrites, par des médecins dont les trois quarts des consultations concernent des problèmes ayant un rapport avec le stress. Enfin, beaucoup de médecins du travail s'inquiètent du nombre croissant de salariés prenant régulièrement des médicaments ou des antidépresseurs, pour se soulager, ou parfois même pour accroître leur performance au travail.

Le stress est à la racine d'une grande partie des maladies professionnelles en France aujourd'hui: problèmes cardiaques, musculaires, mentaux... Le stress semble aussi avoir un rôle dans le développement du cancer, du tabagisme, et d'une longue liste de maladies psychosomatiques (chute de cheveux, acnée, maux de têtes, troubles digestifs, etc).
La pression au travail, exercée sur nous par les autres, par les “deadlines”, etc, nous pousse à répondre par un comportement agressif de résistance et de lutte face à cet environnement hostile. L'angoisse ou la colère tantôt s'expriment, tantôt sont refoulées, dans un corps entièrement sous tension. Cette tension corporelle permanente est un véritable danger pour la santé du système cardiovasculaire.

Les pathologies cardiaques sont légion, mais la première maladie professionnelle regroupe une multitude d'afflictions sous un même acronyme: les TMS, ou troubles musculo-squelettiques. Il s'agit des douleurs au dos (quasi-entièrement une maladie occidentale), des inflammations des articulations (poignets, coudes, genoux) et des tendinites. Les TMS représentent 70% des maladies professionnelles en France, et leur nombre augmente de 20% par an (ANACT, “Les troubles musculo-squelettiques au travail”, rapport 2010). Etonnamment, ces maladies se développent à grande vitesse, alors que nous travaillons de moins en moins en usine, et que les efforts physiques à fournir au travail sont en diminution. D'autant plus que, parallèlement, l'ergonomie au travail n'a cessé de progresser.

“L'intensification du travail avec une pression croissante du temps (“faire vite”), le manque de contrôle sur la tâche à réaliser, une faible satisfaction de son métier, un statut professionnel bas, sont les facteurs qui semblent souvent prépondérants dans l'apparition des TMS. Pour beaucoup de médecins du travail, il ne s'agit pas uniquement d'une maladie aux causes physiques, son origine est à trouver dans le contexte psychosocial du salarié: c'est la maladie des gestes et des tâches vides de tout sens et sans reconnaissance sociale.” 3

Le stress en entreprise crée une tension musculaire qui persiste encore longtemps après la fin de notre travail, et pendant les maigres pauses que nous parvenons à chiper. Cet état de contraction des muscles quasi-permanent dû au stress est un facteur d'explication supplémentaire du développement des TMS.

Contrairement aux maladies cardio-vasculaires et aux TMS, aucun résultat scientifique ne parvient à affirmer le rôle du stress dans l'apparition du cancer. Cependant, les recherches indiquent une action néfaste du stress sur le système immunitaire. Nous l'avons tou-te-s vécu, lors d'une période de stress important, nous tombons plus facilement malade. Or, lorsque notre système immunitaire est affaibli, notre organisme n'est plus capable de faire face à l'envahissement des cellules cancéreuses.

En parlant de cancer, combien d'employé-e-s se retrouvent à la pause pour fumer une clope? Celle-ci constitue une mauvaise solution, pour celui ou celle qui désire “déstresser” entre deux réunions. Le simple fait d'avoir une dépendance crée un stress supplémentaire, et les études montrent que les niveaux d'anxiété sont bien plus élevés chez les fumeurs que chez les non-fumeurs.

Enfin, évoquons ces maladies que nous connaissons tous, et qui nous paraissent comme un aspect normal de la vie humaine: perte de cheveux, pellicules, acnée, crises d'urticaire, eczéma, troubles digestifs, asthme, prise de poids, règles douloureuses, migraines, etc. Ce sont toutes des maladies psychosomatiques, c'est-à-dire que des facteurs psychologiques, comme le stress, jouent un rôle dans leur apparition.

Quel remède?

Nous sommes tous affectés par le stress et ses maladies. Vous qui lirez ces lignes saurez à coup sûr ce qu'est le stress, et il vous sera bien difficile de nommer ne serait-ce qu'une personne de votre entourage qui soit épargnée par ce mal.

Le stress est largement dû au monde professionnel. Même les personnes non stressées finissent par être stressées, ne serait-ce que par contact permanent avec cette société de stressés! Les conditions de travail ont profondément changé en quelques siècles, pourtant le travail est toujours très mal vécu. Dernièrement, le problème semble même s'empirer. Nous pourrions tergiverser longuement sur les pires méthodes de management par la terreur, sur les nouvelles formes d'organisation que nous pourrions adopter. Mais quand les causes du stress sont aussi multiples, n'est-ce pas perdu d'avance? Ne serait-il pas plus efficace d'aller directement à la racine du mal, afin d'en supprimer tous les symptômes d'un coup?

Alternativement, sans remettre radicalement en cause notre modèle productiviste, nous pourrions aborder le problème du stress en tant que faiblesse personnelle. Pour apprendre à mieux résister au stress, nous pourrions suivre les conseils d'un coach de vie ou d'un bouquin de développement personnel. Pourquoi pas nous mettre au yoga? Ou bien, tout simplement, ne devrions-nous pas accepter le stress et ses maladies comme un effet secondaire, un mal nécessaire?

Mais le fond du problème ne sera pas réglé, car le réel problème est le travail, tout simplement. Plus globalement, c'est la société du travail qui est coupable. Nous sommes envoyés aux fourneaux par contrainte, puisque la quasi-totalité d'entre nous n'avons pas les moyens financiers de choisir notre propre destinée. Cette contrainte est une pression permanente qui s'exerce à la fois sur les sans-emplois et sur les employés qui ont peur de perdre leur travail. Ils se retrouvent alors forcés d'accepter des conditions pourries, un salaire de misère, un dévouement total à leur travail, et une vie terne, sans aventure.

Le premier facteur de stress ne serait-il pas la soumission consentie à son supérieur, la croix que l'on fait sur une vie riche et intensément vécue, au profit d'une survie morose?

Et si nous retrouvions notre autonomie? Si notre survie ne dépendait pas du travail? Un avenir garanti et la possibilité d'envisager des projets en toute sérénité ne pourraient-ils pas soulager notre stress?

  • 1. Enquête Liaisons sociales-Manpower-CSA
  • 2. La violence au travail en Europe. Etat des lieux, Rapport d'enquête, janvier 1999-juillet 2000, Paris, EUROGIP, 2001
  • 3. a. b. "Le Stress au travail", Patrick Légeron