Propriété privée, travail & pauvreté (2)

"La théorie voulait que, si les travailleurs s'endettaient avec des prêts immobiliers, ils seraient moins à même de se mettre en grève. [...] Le néolibéralisme ajouta à cela la compression des salaires et les assauts contre les syndicats. La propriété privée et les dettes ont ainsi fait partie des meilleures armes contre l'action collective." 1

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La propriété comme objectif du travail

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que les travailleurs travaillent car ils ne possèdent rien. Travaillent-ils alors dans le but de pouvoir posséder quelquechose?

Cela ne sert à rien de travailler pour obtenir les fruits de son travail, c'est cause perdue. Puis, de toute façon, qui voudrait aujourd'hui rentrer chez soi avec ce qu'il a produit? Dans la plupart des cas, il est aussi inconcevable de posséder un jour les moyens de production (sauf éventuellement dans le secteur tertiaire, les "services", autrement dit les boulots inutiles et virtuels). En revanche, nous pouvons prendre possession d'un tas de petites choses produites par d'autres: consommer. Nous pouvons aussi nous acheter des choses un peu plus grandes, comme des voitures 2. Enfin, et surtout, nous pouvons devenir propriétaires.

"Une France de propriétaires!"

Bien sûr, la plupart d'entre nous ne souhaitent simplement qu'un logement décent, quitte à louer. C'est le cas ici à Paris, où le prix du mètre carré peut grimper jusqu'à 31.000 euros 3. Car un toit n'est pas un droit, un logement digne de ce nom se mérite et se paie par le travail puis l'endettement à vie.

Nous avons tous entendu parler de la fameuse crise du logement. Quelques chiffres: il manque près d'un million (900.000) de logements en France, on compte plus de 3.6 millions de personnes mal logées, et au-moins 33.000 sans abris 4.

La réponse politique depuis un demi-siècle, et particulièrement depuis 2007, est résumée par le fameux slogan de l'UMP: "Tous propriétaires!".

"[Cette politique] vise à donner aux Français qui ne sont pas propriétaires la perspective de réaliser un rêve très largement partagé puisque 90 % d’entre eux estiment qu’il s’agit de la meilleure solution de logement5" 6

Une aspiration partagée, un accès restreint

Voici quelques extraits du 16ème rapport de la Fondation Abbé Pierre sur l'état du mal-logement en France.6

Le chapitre 2: "Une France de propriétaires, à tout prix ?" aborde le thème qui nous intéresse ici: "Être propriétaire correspond pour beaucoup à une progression sur le plan social et économique. C’est aussi améliorer ses conditions de vie et leur conférer une certaine stabilité. Sans aucun doute, cette stratégie peut s’avérer gagnante... pour beaucoup, mais tous n’y parviennent pas et l’accès à la propriété reflète les clivages sociaux, cela sans doute encore plus aujourd’hui qu’hier."

Plus loin: "Le slogan « une France de propriétaires » laisse entendre que toutes les catégories sociales sont concernées par le développement de l’accession à la propriété." Mais celle-ci "ne se diffuse pas au même rythme dans toutes les catégories sociales et n’a pas le même poids selon les tranches d’âge."

"Malgré des conditions de crédit extrêmement favorables et les mesures de soutien à l’accession adoptées par le Gouvernement ces dernières années (crédit d’impôt, prêt à taux zéro, allègement de TVA, Pass foncier), les résultats ne sont pas au rendez-vous puisque les ménages modestes et les classes moyennes ont eu de plus en plus de difficultés à devenir propriétaires." Enfin, "la part des ménages modestes parmi les accédants récents n’a cessé de décroître au cours des quinze dernières années."7

La première cause est la hausse des prix de l’immobilier au cours de la dernière décennie. Celle-ci a nettement relevé le "droit de passage" nécessaire pour obtenir le "statut prisé de propriétaire", alors que les revenus ont stagné.

En conséquence, le recours aux crédits immobiliers est de plus en plus fréquent (leur montant moyen a augmenté de 75 % depuis le début des années 2000). L'apport initial est lui aussi en augmentation (il a progressé d’environ 60 % entre la fin des années 1990 et le milieu des années 2000). Cet apport initial ne tombe pas du ciel, et ne vient plus des fruits de son travail: "près de 9 ménages sur 10 qui ont accédé pour la première fois à la propriété au cours de ces 5 dernières années avaient des parents propriétaires de leur résidence principale 8, confirmant ainsi le caractère héréditaire de la propriété." "Ainsi, se crée un cycle — vertueux pour certains — qui fait que les bénéfices liés aux patrimoines sont cumulatifs et rebondissent dans le temps".9

"Le logement contribue ainsi au creusement des inégalités de patrimoine en France qui sont considérables et bien supérieures aux inégalités de revenus. Les 10 % des ménages les moins fortunés disposaient en 2004 d’un patrimoine privé moyen de 810 euros contre 656 380 euros pour les 10 % des ménages les plus riches. La même année, les 1 % des ménages les plus riches possèdent 13 % du patrimoine et les 10 % les plus riches en possèdent près de la moitié (46 %), alors que les 50 % les moins riches n’en détiennent que 7 % 10."

L'accession à la propriété, source de déstabilisation pour les modestes

L'accès à la propriété représente une prise de risque non négligeable pour les ménages qui y consacrent une part trop importante de leurs revenus.

Pour commencer, "on assiste à une généralisation et à une banalisation de l’endettement (dans 85 % des cas, l’accession s’effectue par le recours à l’emprunt)"6. De plus, le coût des emprunts ainsi contractés est augmenté par la faiblesse des apports initiaux et l'allongement de la durée d'endettement.

"Le coût du logement est souvent renchéri par les choix de localisation que font les ménages les plus modestes pour accéder à la propriété. En 2007, deux ménages modestes sur trois 11 ayant acquis un logement ont accédé à la propriété en zone C (rurale ou semi-urbaine), là où les prix sont les plus faibles, contribuant ainsi à l’étalement urbain."6 Le budget consacré aux déplacements quotidiens est souvent sous-estimé, ou n'est pas pris en compte au moment du choix de l'acquisition. De nombreux ménages peuvent alors se retrouver en difficulté. "Et cela d’autant plus qu’ils sont confrontés à des aléas de la vie (séparation, perte d’emploi, etc...) et parfois obligés à la mobilité sans que la revente de leur bien ne leur permette toujours de récupérer leur mise." 12 Enfin, le faible coût des logements en milieu rural peut attirer de nouveaux propriétaires qui n'auront pas les moyens de les remettre en état. L'acquisition de copropriété dégradée (ou qui l'est devenue) contient le même risque.

Effets urbains, immobiliers et sociaux

"L'accession s’accompagne d’un étalement urbain consommateur d’espace, d’énergie et de temps [et] contribue au renforcement de la ségrégation"6, les populations étant de plus en plus concentrées en fonction de leurs différences d'origine sociale.

Quelques chiffres: "47,5 % des accédants récents ayant acheté dans le neuf entre 2002 et 2006 habitent ainsi en zone rurale, qu’elle soit éloignée ou périurbaine ; ils étaient 29% au début des années 1990 et 38,3 % à la fin des années 1990 13. Cela a évidemment un coût financier important pour les ménages, mais aussi un coût écologique lourd, dénoncé par « le Grenelle de l’environnement »." 6

"Une politique du « tout-accession » recouvre également des enjeux immobiliers, quand le développement de l’accession à la propriété masque l’importance que revêtent la diversité de l’offre et la possibilité de choix du statut résidentiel." 6 Trop favoriser la propriété peut alors aggraver la situation du mal-logement, en rendant plus difficile l'accès à la location.

"Une politique du « tout-accession » révèle des enjeux sociaux, enfin, quand le développement de la propriété ne s’accompagne pas de mesures de sécurisation des propriétaires et contribue à mettre en évidence le décalage qui se creuse entre propriétaires et locataires. Ces derniers voyant leur situation se dégrader progressivement depuis une vingtaine d’années tant au niveau de leur revenu, que du taux d’effort qu’ils doivent consentir pour se loger, ou de leurs perspectives résidentielles puisque leur capacité à passer d’un secteur immobilier à l’autre, s’est considérablement réduite pour les plus modestes d’entre eux." 6

Propriété ou possession? >>

  • 1. Les sentiers de l'utopie, Isabelle Fremeaux & John Jordan, Editions Zones, 2011
  • 2. Selon l'Institut de Veille Sanitaire, entre 1996 et 2004 "le nombre annuel moyen de blessés (toutes gravités) serait de 514.300, dont 41.000 piétons, 56.000 cyclistes, 120.000 usagers de deux-roues motorisés et 277.000 automobilistes. Sur l’ensemble de ces blessés, chaque année, près de 7500 présentent des séquelles majeures (les tués sont au nombre de 7400 par an, en moyenne, sur cette même période)." ("Communiqué de presse : Sur les routes françaises, autant de blessés avec séquelles majeures que de tués")
  • 3. Bayou, Duflot et Legrand contre l'échec du « tous propriétaires », Eco89, 06/03/2011: ici
  • 4. Rapport 2010 de la Fondation Abbé Pierre sur l'état du mal-logement en France. Détail: cette année et pour la première fois, la couleur noire a été choisie pour la couverture du rapport...
  • 5. Etude AVendreALouer.fr / OpinionWay du 25 août 2010.
  • 6. a. b. c. d. e. f. g. h. Extraits de la synthèse du rapport 2010 de la Fondation Abbé Pierre sur l'état du mal-logement en France, consultable ici.
  • 7. - 37 % des 20 % des ménages les plus modestes sont aujourd’hui propriétaires de leur logement alors qu’ils étaient 47 % en 1988,
    - 65 % des 20 % des revenus les plus élevés étaient propriétaires de leur logement en 1988, ils sont 76 % aujourd’hui.
    Source: CREDOC, Consommation et modes de vie, « La crise du logement entretient le sentiment de déclassement », n°226, février 2010, 4 p.
  • 8. 12. Observatoire Cetelem de l’immobilier. Rapport 2010.
  • 9. "ceux qui ont fini de payer des charges de remboursement de prêt peuvent épargner ou acheter un autre bien et sont donc d’autant plus en mesure, à terme, de transmettre une partie de leur patrimoine à leurs enfants qui verront leurs efforts pour accéder à la propriété diminuer d’autant, leur permettant à leur tour d’accumuler un patrimoine transmissible..." 6
  • 10. Insee, Enquête patrimoine, 2004.
  • 11. Disposant de ressources inférieures aux plafonds PLUS ce qui représente de 60 % à 70 % de la population.
  • 12. "Un constat appuyé par l’Enquête logement 2006 de l’Insee qui indique que 565 000 ménages propriétaires ou accédants ont rencontré des difficultés pour payer leurs charges ou remboursement de prêts immobiliers, et que parmi eux 70 000 ont été en situation d’impayés." 6
  • 13. Insee Première n°1291, « L’accession à la propriété dans les années 2000 », mai 2010.