Contre la technologie ?

Mais le progrès technologique ne pourra-t-il pas résoudre nos problèmes?

Comme nous l'avons vu dans la partie Critiques, le progrès technologique est une justification fréquente à la mise au travail d'une large partie de la société, d'un productivisme immodéré, de l'immobilisme politique, voire d'une fuite en avant irresponsable.

Aujourd'hui, le progrès technique nous permet de pourrir la planète comme jamais auparavant, tout en aggravant notre autisme social, notre individualisme et notre goût des marchandises futiles et "high-tech". Pourtant, ce même progrès technologique serait sensé nous sortir de l'impasse. C'est le pari que fait la majorité d'entre nous, et c'est un des fondements du développement durable.

Mais comme le démontre l'article “But Can’t Technology Solve the Problems?” 1, la technologie n'est pas la solution à nos problèmes. Un des premiers arguments de cet article est simple : les problèmes sont déjà bien trop énormes pour être résolus par la technologie. En 2007, il était estimé que pour maintenir les émissions de gaz à effet de serre à un niveau de dangerosité raisonnable, elles devaient être réduites de 50 à 80% d'ici 2050, et encore plus par la suite. A présent, en 2012, on pense même qu'il faut aller plus loin. Si nous prenons l'hypothèse conservatrice de 50%, cela voudrait dire qu'un américain moyen, par exemple, devrait réduire ses émissions à moins de 5% de ses émissions actuelles. La tâche est énorme. Et si nous ajoutons l'obligation de croissance à laquelle se soumettent toutes les économies nationales et qui aggrave encore plus le problème, nous voyons que les défis qui nous attendent ne vont aller qu'en augmentant.

L'auteur de l'article continue en estimant que la croyance en la technologie pour résoudre nos problèmes futurs repose tout simplement sur la foi en la science, et non pas sur quelque argument concret, scientifique. En effet, la technologie a déjà fait des miracles, par exemple dans le domaine des soins. Et on nous vante régulièrement les dernières prouesses de la NASA. On ne voit que les réussites de la science, et non ses échecs (comme le Concorde). Alors, on finit par croire que la science trouvera les solutions en temps voulu. Cet argument est aussi rationnel que si quelqu'un disait : “J'ai un cancer des poumons, mais je continue de fumer un paquet de cigarettes par jour, parce qu'un jour, les progrès techniques trouveront un remède à mon cancer.” C'est peut-être vrai, mais l'argument n'en est pas moins idiot. Si on se trouve sur un chemin qui mène clairement au désastre, la seule solution est de se retirer de ce chemin. Et si jamais la technologie trouve une solution, alors pourquoi pas y revenir, mais pas avant.

Toujours selon cet article, lorsqu'une avancée technique nous est présentée, elle l'est généralement sous l'angle de son potentiel “technique” uniquement. C'est-à-dire qu'on ne parle pas du coût économique et/ou écologique. Il faut aussi se demander quels sont les gains réels, nets : par exemple, l'isolation des bâtiments pourrait presque nous permettre de sortir du nucléaire, mais si on prend en compte la fabrication des isolants, leur installation, la consommation d'électricité nécessaire, etc, le gain est bien moindre. Puis, il faut prendre en compte un autre facteur limitant: l'acceptabilité sociale/politique. Certes, nous pourrions tous voyager en ville grâce aux transports en commun, mais la société est-elle prête à abandonner le transport individuel, la voiture? Enfin, mentionnons l'effet “rebond”: si une technique permettait par exemple de réduire de moitié la consommation en essence des voitures, beaucoup utiliseraient cette avancée pour rouler encore plus, ou pour dépenser ailleurs l'argent ainsi économisé.

Les énergies renouvelables peuvent-elles nous sauver? D'après l'auteur, vous l'aurez deviné, la réponse est non. Elles ne produisent pas suffisamment d'énergie pour satisfaire notre demande actuelle. Bien qu'il soit vital de se tourner vers elles, et de ne plus dépendre que d'elles, nous devons absolument réduire notre consommation énergétique, de manière drastique. Ce qui appelle des mesures radicales. Cet article n'est pas un plaidoyer contre la technologie en général, simplement il démonte l'idée selon laquelle la technologie résoudra nos problèmes (qui découlent surtout de nos choix sociétaux). Enfin, non seulement nous affrontons un désastre écologique, mais les pays développés connaissent aujourd'hui une déprime généralisée: stress, anxiété, dépression, isolement... La technologie ne peut pas nous aider dans ces domaines, souvent même elle les aggrave en nous incitant à vivre de manière toujours plus individualiste et déconnectée.

Sortir de l'idéologie du progrès

Pour sortir de cette foi béate envers le Dieu Technologie, de ce véritable aveuglement qui représente un frein des plus puissants aux changements de société qui sont nécessaires, il faut en premier lieu critiquer le progrès technologique.

Il existe d'excellentes ressources à consulter et à partager: le film Alerte à Babylone, les textes de Pièces et Main d'Oeuvres, ainsi que ceux de Unabomber, pour ne citer qu'eux 2.

Le film Alerte à Babylone soulève de nombreux problèmes, et un des intervenants évoque certaines questions que nous devrions nous poser. A quoi sert une science, une orientation scientifique? Quelle est sa démarche? Que produit-elle? Quels en sont les effets à long terme? La télévision et la voiture (et surtout leur généralisation) sont des exemples parfaits, puisque les conséquences géographiques, politiques et psychologiques sont énormes, et largement négatives. Mais on peut aller plus loin en critiquant la science elle-même, en tant que seul moyen de connaissance. Quel est le mode de vie qui en découle? Quelles sont les conséquences sur les modes de production, l'urbanisation, les structures politiques et sociales? Le film est totalement déprimant lorsqu'il décrit notre sentiment d'impuissance devant les mesures colossales que nous devons prendre pour changer la donne. Comme si cela ne suffisait pas, on ajoute un chantage économique infaillible: si on ferme ce réacteur nucléaire, des milliers d'emplois seront perdus! Mais le chantage opère aussi sur notre confort, notre santé... “Comment nous soignerions-nous sans médicaments? Qui veut vivre sans chauffage électrique l'hiver?”

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Unabomber 3 a une vision radicale de la situation. Son angle d'attaque consiste à analyser l'impact du progrès technique sur nos libertés (quand il ne pose pas des bombes). Selon lui, une avancée technique se présente toujours au début comme une liberté. Mais une fois introduite, et généralisée, elle est destructice de liberté : on peut citer encore une fois les exemples de la voiture et de la télévision. Souvent, quand une technologie a été introduite dans la société, elle devient une nécessité; cela paraît évident pour le téléphone portable, dont personne ne peut se passer aujourd'hui, malgré un danger sanitaire potentiel non négligeable. Mais comment faisions-nous avant, sans téléphone portable?

Ainsi, le progrès technologique nous enferme dans sa course effrénée, il nous empêche de revenir en arrière. Le progrès ne doit donc jamais s'arrêter. Or, la complexité qui nous entoure aujourd'hui est faramineuse. Les problèmes causés par les nouvelles technologies sont de plus en plus graves, compliqués et imprévisibles (pensons à l'"accident" de Fukushima). Pour faire face à ces problèmes, quelle meilleure solution que de recourir à la technique, accentuant ainsi notre fuite en avant?

En conséquence, notre dépendance envers les politiciens, les dirigeants de trusts, les techniciens et autre bureaucrates est de plus en plus forte. La démocratie est mise à mal. Le système lui-même en arrive à dépendre totalement des techniques: imaginons comment réagirait le système si tous les ordinateurs tombaient en panne, à la suite d'un virus mondial... Notre système dépend donc d'une fuite en avant perpétuelle.

Pour illustrer la dépendance qu'entraîne la technologie, l'exemple du réfrigérateur est très parlant. Pour le faire fonctionner, toute une chaîne de dépendances et de nuisances doivent être activées: extraction des métaux nécessaires à la fabrication, transport des matières premières, fabrication des machines servant à extraire les métaux, à les les modeler, puis à assembler et transporter les réfrigérateurs, vente en magasin, connection au réseau électrique national (c'est-à-dire à l'énergie nucléaire)... Alors qu'une chambre froide (éventuellement partagée dans le cas des immeubles) serait largement suffisante (pendant des siècles nous avons conservé nos aliments en les séchant ou en les salant).

Ensuite?

Une fois que ces critiques ont été entendues, il s'agit de prendre nos affaires en main, collectivement. La technologie doit être réappropriée par la société, arrachée des mains des politiciens et autres technocrates. Pour cela, on peut différencier la technologie de base (à petite échelle) de la technologie systémique (dépendante de grosses infrastructures) 3. En favorisant bien sûr la première, puisque la deuxième est synonyme de hiérarchie et d'autoritarisme.

Certes, la technologie doit progresser, mais nous ne devons pas compter sur elle pour résoudre nos problèmes les plus cruciaux. On peut même imaginer que la science progresse plus vite dans une société plus libre, puisqu'elle ne dépendra plus de quelconques intérêts individuels et sera déconnectée de la recherche du profit.

Admettre que la technologie ne pourra pas régler nos problèmes doit nous inciter à nous battre pour des solutions politiques : décroissance, autogestion, etc. Les modes de vie que nous devons proposer doivent être plus réalistes que celles attribuées généralement aux décroissants (par leurs adversaires, surtout). Une sortie du toujours-plus quantitatif, nous mènerait vers une société du toujours-plus qualitatif. Nos vies seraient éventuellement plus simples, plus lentes, mais également plus riches, et plus intenses. Nos aliments, nos relations sociales, nos activités ne seraient pas plus nombreuses, elles seraient meilleures.

  • 1. “But Can’t Technology Solve the Problems?”, Ted Trainer, simplicitycollective.com, juin 2012
  • 2. Citons aussi les Renseignements Généreux
  • 3. a. b. La société industrielle est notre aliénation, extraits de La Société industrielle et son futur (1978) de Theodore John Kaczynski (Unabomber), article paru dans la revue Silence! numéro 352 décembre 2007.