Briser les machines
"Au lieu d'adapter le monde des Hommes au monde des machines qu'ils ont construites, il reste encore la voie de détruire le monde des machines pour aller vers un nouveau monde des Hommes et de leur vrai milieu. Pour cela, il n'est nul besoin de produire une idéologie. Détruire ce qui nous nie et cesser d'agir contre notre milieu passe par le démontage de toutes les idéologies. Ne rien produire, c'est se libérer!" 1
Il existe une manière de concevoir l'histoire comme étant simplement celle de l'évolution technologique, présentée comme naturelle, inéluctable et neutre. Souvent, on va jusqu'à considérer ce progrès comme intrinsèquement bénéfique, malgré quelques effets indésirables, et quelques dangers, inhérents à toute avancée humaine. La vie contiendra toujours des risques. Ce point de vue, bien que partagé par une large part de la population actuelle, n'a pas toujours fait et ne fait toujours pas l'unanimité.
Dès le début de la révolution industrielle, les enjeux d'une utilisation élargie de la technique et des machines sont palpables. Comme décrit dans le texte La Domestication industrielle 2, les machines étaient utilisées au départ pour discipliner les travailleurs des usines. Celles-ci, construites sur le modèle des prisons qui leur sont contemporaines, se sont remplies de machines qui attaquaient frontalement l'autonomie des travailleurs.
“Un vaste mur d’enceinte vient les séparer de tout ce qui est extérieur au travail, et des vigiles sont chargés de refouler ceux qui au début trouvaient naturel de rendre visite à leurs infortunés amis.
A l’intérieur, des règlements draconiens avaient pour premier objet de civiliser les esclaves. En 1770, un écrivain avait projeté un nouveau plan pour produire des pauvres : la Maison de la Terreur, dont les habitants seraient maintenus au travail quatorze heures par jour, et tenus en main par la diète. Son idée ne précéda que de peu la réalité : une génération plus tard, la Maison de la Terreur s’appelait tout bêtement une usine. ” 2
Face à cette mise au rang des ouvriers, à l'augmentation de leur dépendance au travail, ainsi que la généralisation des cadences élevées, du quantitatif au lieu du qualitatif, les travailleurs pauvres ont répondu, en Angleterre tout d'abord, par la destruction des machines : le luddisme. Pratiqué au début du XIXème siècle, “le luddisme fut avant tout une guerre d’indépendance anticapitaliste, une « tentative de destruction de la nouvelle société » (Mathias).” 2
Cette pratique fut sévèrement réprimée par le gouvernement anglais, qui condamna à mort les plus actifs des destructeurs de machines. Mais des critiques furent aussi soulevées du côté des communistes qui trouvaient ces actes puérils. Leur point de vue était que les machines étaient neutres, qu'il suffisait que les ouvriers reprennent le contrôle sur les moyens de production pour se libérer de l'emprise patronale. “Prétendument arriérés, les luddites avaient du moins compris que les « instruments matériels de production » sont avant tout des instruments de domestication dont la forme n’est pas neutre, puisqu’elle garantit la hiérarchie et la dépendance.” 2
Plus récemment, au début des années 1980, le Comité de libération et de détournements d'ordinateurs (CLODO) avait pour but la destruction de moyens informatiques, considérés comme des instruments de répression et de contrôle. Plusieurs attentats lui sont attribués, souvent des incendies d'entreprises informatiques. Encore une fois, on peut reprocher à ce mouvement ses actions destructrices, toutefois rappelons-nous qu'il ne s'agit que de dommages matériels. Quel est l'impact sur nos vies de l'informatisation, de la robotisation, du fichage? Et que dire de l'exploitation des néo-prolos dans les bureaux et les open-spaces, où l'ennui et la morosité étouffent toute vitalité? Certes, l'informatique n'est pas complètement néfaste, l'internet a créé son lot de libertés, dont nous profitons en ce moment même. Mais tentons au-moins de ne pas être totalement fascinés par cette technologie, et d'en cerner les dangers et les inconvénients qu'elle entraîne. Interrogeons-nous notamment sur ce qu'on en fait, à quelle échelle et à quel prix.
“Le terme de révolution industrielle couramment utilisé pour qualifier la période qui va de 1750 à 1850 est un pur mensonge bourgeois, symétrique de celui sur la révolution politique. Il ne contient pas le négatif, et procède d’une vision de l’histoire comme seule histoire des progrès technologiques. C’est un coup double pour l’ennemi, qui légitime ainsi l’existence des managers et de la hiérarchie comme conséquence inéluctable de nécessités techniques, et impose une conception mécaniste du progrès, considéré comme une loi positive et socialement neutre. C’est le moment religieux du matérialisme, l’idéalisme de la matière. Un tel mensonge était évidemment destiné aux pauvres, parmi lesquels il devait faire des ravages durables. Il suffit pour le réfuter de s’en tenir aux faits.” 2
Pour aller plus loin
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Livres
- La Révolte luddite. Briseurs de machines à l’ère de l’industrialisation., Kirkpatrick Sale. Editions L’Echappée
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Sur le net
- La Domestication industrielle, Leopold Roc, Os Cangaceiros (première parution : juin 1987). Lecture en ligne chez Infokiosques