Le football professionnel: une idéologie au service du travail
Des matches "à haut risque" qui se suivent et se ressemblent, avec leurs hors-jeu indiscutables, leurs arbitrages douteux, leurs cartons, leurs tackles, leurs tirs au buts ratés, leurs mi-temps de réclame publicitaire. Les déceptions, tournoi après tournoi. Dégagement du gardien, touche, corner. Jets de fumigènes et affrontements entre supporters. Des affaires de moeurs et de corruption. Un patriotisme beauf et débile, des "politiques" et des "intellectuels" qui y vont chacun-e de leurs commentaires stéréotypés. Des discussions insupportables entre collègues et aux repas de famille, dégoulinantes de banalités au sujet de la fameuse "équipe idéale"...
"Corruptions, affairismes [mafieux], arrangements, magouilles, tricheries, mais aussi violences multi-formes, dopages, xénophobies, racismes et complicités avec les régimes totalitaires ou les Etats policiers." 1 2
Pourtant, les prolos n'hésitent pas à payer au prix fort leur place dans le stade, pour applaudir des joueurs qui parfois gagneront en un mois ce qu'ils ne gagneront jamais en une vie. Ces arènes qui accueillent les dieux des stades, sont doublement à la charge du supporter qui non seulement paie l'entrée, mais qui, de plus et comme nous tous, a contribué à financer leur construction. 3
Mais pourquoi sommes-nous encore passionnés par le football? Cette machine à décerveler, à fabriquer du rêve? Est-ce un exutoire? Est-ce pour avoir l'impression, même illusoire de faire partie d'un collectif? De se fondre dans le troupeau, tel un "mouton-automate", identique et invisible? Est-ce pour s'effacer, ou faire partie de quelquechose? Est-ce pour oublier, ne serait-ce qu'en faisant semblant, nos vies de misère, d'ennui, et de banalités? Du rêve, de la magie, de l'émotion... Il semblerait que derrière ces énormes investissements, en finances, en temps, en énergie, existent un certain nombre de motivations plus ou moins bien cachées. Le fric, surtout, et l'idéologie populiste/anti-intellectualiste pour les uns, puis pour les autres la canalisation de pulsions puissantes et inconscientes.
Pour en revenir au monde du travail, ces divers aspects peuvent rendre compte de manière évidente de la pauvreté de la vie des travailleurs-supporters. D'autres aspects sont une illustration des logiques du capitalisme-spectacle actuel. Mais dans cette glorification du sport, certaines idéologies apparaissent nettement et forment ensemble un puissant outil de propagande au service du travail salarié.
C'est tout d'abord la glorification du mouton, comme le dit Erich Fromm: "Chacun est tenu de faire ce que font les autres, donc [...] ne pas se montrer différent, ne pas trancher dans la masse. Il doit être prêt à changer selon les modifications de l'ensemble, sans se demander s'il a tort ou raison; son souci doit être de s'adapter, de ne pas se conduire de façon particulière." 4
C'est aussi l'infantilisation et la régression culturelles: nomination du buteur de l'année, du gardien de l'année, du meilleur passeur... Des joueurs "mythiques" qui nous font retourner dans notre enfance. Des gamins qui posent devant les équipes avant le match. Enfants qui sont recrutés de plus en plus jeunes, sur les "marchés" africains notamment, qui sont ensuite totalement fétichisés, comme les jeunes chanteurs et chanteuses de variété. La musique de masse, comme le sport de masse, "en contribuant à faire le ménage dans la tête de ses victimes [...] ne détourne pas seulement les masses des choses plus essentielles, [mais] les confirme aussi dans leur bêtise névrotique" 5
Le football, c'est également: la compétition en équipe, l'apologie des hauts salaires et du bling bling, le rêve du jeune banlieusard qui gravit l'échelle sociale jusqu'en haut, le rêve à l'américaine, le self-made man talentueux. Mais malgré tout le talent d'une équipe, celui-ci n'est rien sans l'autorité d'un manager auquel doivent obéir les larbins. Si le manager n'accomplit pas sa tâche, il est viré. Bref, les parallèles avec l'idéologie actuelle du travail sont nombreux, et fort utiles dans des populations à la fois exploitées, "précarisées" et passionnées par le football, sport national.
Mais pour faire passer la pillule de la propagande, un travail intense de fausse conscience doit être opéré en parallèle. Voici les "trois principales formes de la fausse conscience qui empêchent de percer à jour la véritable nature du football:
- dissimulation (scotomisation des dessous de table, pots-de-vin, tractations occultes, évasions fiscales, fraudes diverses);
- idéalisation (héroïsation des champions, esthétisation des "buts fabuleux", surestimation des "vertus éducatives" du football);
- illusion (croyance en la possibilité de "redresser" le foot système, de le mettre au service de l'intégration, d'en faire le ciment de la cohésion sociale ou de la concorde nationale)." 1
Cette fausse conscience nous rappelle bizarrement celle du monde professionnel au sens large.
De même qu'il nous faudrait distinguer le sport de l'argent, le football de la politique, les vrais supporters des hooligans, il nous faudrait distinguer les bons côtés du travail des mauvais, qui ne seraient que des dérapages, des dérives. Et non des aspects inhérents, essentiels.
- 1. a. b. L'essentiel de cet article est inspiré par l'introduction du livre de Jean-Marie Brohm et Marc Perelman, Le football, une peste émotionnelle, Folio Actuel Inédit n° 122
- 2. Quand le foot business aggrave la spéculation et exproprie des paysans, Sophie Chapelle, juin 2012, bastamag.net. Résumé: "Les dirigeants de l’Olympique lyonnais rêvent d’un grand stade pour l’Euro 2016. Un chantier pharaonique qui implique l’expropriation d’une trentaine d’agriculteurs, et près de 400 millions d’euros de dépenses publiques, selon les opposants au projet. Malgré les suspicions d’entente illicite et autres spéculations immobilières douteuses, le géant du BTP Vinci est sur les rangs pour lancer le chantier. Associations locales et paysans multiplient recours juridiques, actions non-violentes et occupation des terres. Enquête au pays du foot-business."
- 3. Pour le Stade de France, paiement par les contribuables: 191 millions d'euros (Le Stade de France a dix ans)
- 4. Erich Fromm, Société aliénée et société saine. Du capitalisme au socialisme humaniste. Psychanalyse de la société contemporaine, Paris, Le Courrier du Livre, 1971, p. 153
- 5. Theodor W. Adorno, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute, Paris, Editions Allia, 2001, p.51