Voler ?

Note de précaution: Le vol est un délit. L'incitation au vol est un délit. Par conséquent, cet article n'a pas pour vocation d'inciter au vol. Le ton est volontiers provocateur, mais ce n'est que pour mieux ouvrir ce sujet rendu tabou par la morale et la loi. Que signifie le vol aujourd'hui? En Angleterre, depuis la crise des subprimes, des dizaines de milliers de maisons ont été "réappropriées" par les banques, renvoyant des familles entières à la rue 1. Qui sont les vrais voleurs? Que penser du vol à l'étalage, et de sa recrudescence actuelle, dans ce contexte de soi-disant "crise" économique?

De Robin des Bois à Alexandre Jacob, puis Mesrine plus récemment, la réappropriation a connu ses héros et ses têtes brûlées.

Cependant, loin d'être spectaculaire, le vol est aujourd'hui banal. Nombre d'étudiants pratiquent la gratuité des transports, et le vol à l'étalage demeure plus que jamais très répandu. Il serait même à la hausse, d'après cet article, dans lequel on peut découvrir avec amusement que le vol à l'étalage a coûté 4,9 milliards d'euros en France, entre la mi-2010 et la mi-2011 2.

Les vols sont commis à 44 % par les clients, 30,1 % par le personnel et 7,2 % par les fournisseurs 2. Les premiers et les derniers n'ont guère de scrupule face à leurs employeurs, ce qui n'est pas étonnant au vu des conditions de travail en grande surface (on peut voir ça comme une manière de compléter son salaire de misère). Les clients, de leur côté, volent des produits de première nécessité (shampooing, dentifrice, aliments de base), mais aussi et surtout des produits “de luxe” comme les aliments haut de gamme. Des étudiants aux mères célibataires, en passant par les chômeurs, les travailleurs pauvres, les militants, les blasés, les kleptomanes, nombreux sont celles et ceux à consommer sans se pénaliser financièrement 3. En ce moment, les classes moyennes s'y mettent sérieusement, la crise financière venant leur donner un peu plus de mal à maintenir leur niveau de confort.

Et ce ne sont pas les dirigeants qui nous feront la morale sur le vol. En effet, le capitalisme n'est rien d'autre que l'organisation du vol. De l'accumulation primitive, au financement du Nord par le Sud, à l'endettement des Etats et de leurs citoyens, sans oublier la corruption de ses élites, le système semble n'être parfois qu'une vaste fraude organisée à échelle mondiale.

Mais s'ils nous montrent le mauvais exemple, est-il souhaitable, justifiable, de les suivre? Difficile de comparer les pots de vin accordés à un dictateur africain avec le camembert Président 4 réapproprié au Carrefour du coin. Cela va sans dire, l'échelle n'est pas la même, ni même l'intention. Lorsqu'un pauvre vole cela peut être par nécessité. On peut aussi voler pour réduire sa dépendance au travail. Après tout, les entreprises volent bien nos vies, alors pourquoi pas voler leurs produits? Mais on peut aussi voler par amusement. La vie est tellement ennuyante parfois.

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«[Le collectif barcelonais] Yomango s'est rendu célèbre au début des années 2000 par son approche festive et subversive du vol à l'étalage. Afin de critiquer un système au sein duquel désirs et créativité sont cristallisés en objets commercialisables, et où l'envie de vivre des expériences partagées se voit régulée et contrôlée dans des centres commerciaux aseptisés, les artistes-activistes de Yomango (un jeu de mots inspiré de la célèbre marque de vêtements mais signifiant "je vole" en argot espagnol) proposèrent non pas de "renoncer à nos désirs, mais de les subtiliser". Afin de faire du vol à l'étalage une "marque" aussi désirable que les autres, ils offrirent des ateliers pour enseigner des techniques de vol efficaces, confectionnèrent des sacs ou des vêtements permettant de contourner les systèmes d'alarme et transformèrent une activité généralement un peu sournoise en performance carnavalesque.» 5
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Toutefois, cette démarche ne peut atteindre que partiellement son objectif d'autonomie. Celui qui vole dépend toujours de ce qui est vendu en magasin, avec toutes les conséquences connues et inconnues sur la santé, l'environnement et la société. De plus, l'objectif n'est pas de se conforter dans une attitude consommatrice, qui serait peut-être pire encore, celle d'un petit roi ou d'une petite reine qui se croit tout permis: la consécration du client-roi. Surtout, lorsqu'on vole, ce n'est pas le travail en général que l'on combat, seulement le nôtre.

Malgré ces réserves, l'interdiction du vol, souvent respectée par crainte ou par croyance irréfléchie, paraît moins inviolable pour celui ou celle qui désire se passer de l'exploitation du travail. Mais le vol n'est pas une fin en soi, et une transition vers une autonomie plus concrète, grâce à la récup' et l'autoproduction par exemple, paraît plus judicieuse à long terme.

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Le juge Kinnard, juge unique au tribunal correctionnel de Liège a refusé, le 12 septembre 1973, de sanctionner pénalement des vols à l’étalage, avec les remarquables attendus suivants : «Les vols à l’étalage dans les magasins organisés en libre service sont la conséquence inéluctable et d’ailleurs prévue dans les charges d’exploitation de ce genre de commerce où les publicités tapageuses et les tentations multiples scientifiquement étalées forment pour les consommateurs une provocation à acheter bien au-delà, soit de leurs besoins, soit de leurs possibilités d’achats. Les vols à l’étalage ne dénotent généralement pas dans le chef de leur auteur une mentalité ou une attitude qui mériterait d’être sanctionnée pénalement.» 6

Pour aller plus loin:

  • un poème : Le mendiant et le voleur
  • un texte d'Alexandre Jacob: Pourquoi j'ai cambriolé
  • un article pour savoir ce que l'on risque concrètement : Les petits arrangements des supermarchés avec leurs voleurs, Laure Beaulieu, Rue89, 01/2013
  • les vidéos festives du collectif Yomango : yomango.net
  • 1. http://en.wikipedia.org/wiki/Repossession#England
  • 2. a. b. En hausse, le vol à l’étalage se professionnalise, Le Journal de Saône et Loire, 18/10/2011
  • 3. Exemple de personnage: Sophie, moins de 500 euros par mois, étudiante et voleuse, Rue89, 07/02/2012
  • 4. Le nom de la marque (Président) a été imaginé par André Besnier en 1968, qui aurait dit, d'après le site officiel : « La France est le pays des Présidents, tout le monde est président! De l'association de pêche, des boulistes, des anciens combattants. »
  • 5. Les sentiers de l'utopie, Isabelle Fremeaux, John Jordan, éditions ZONES (10 février 2011)
  • 6. De la grève sauvage à l'autogestion généralisée, Ratgeb, Éditions Turbulentes, 1998