Le chemin intérieur

Sortir du travail, ça change beaucoup de choses. Pour prendre cette décision, il faut de la lucidité et du courage. A tel point que la plupart des “déserteurs” du travail n'ont pas réellement choisi leur situation, mais l'ont subie à la suite d'un licenciement, d'un “burnout” ou d'une expérience quelconque ayant changé radicalement leur point de vue. Mais il est tout à fait possible de prendre conscience de la misère du travail et de préparer sa sortie, notamment en se préparant psychologiquement à cette prise de risque. Et ça tombe bien, car quand on ne travaille plus, nos plus belles qualités peuvent enfin se révéler.

Chaque personne et chaque situation sont uniques, il est donc impossible de prévoir comment réagira chaque déserteur individuellement. Pour cette raison, je vais parler de mon expérience propre. N'étant pas spécialement original, je pense que d'autres pourraient vivre des choses similaires, et comme ça au-moins on reste ancré dans une certaine réalité, et non dans un exposé théorique et idéalisé.

Après une overdose chronique de travail (informatique), je n'avais d'autre choix que de quitter mon travail. Ma santé physique en avait pâti, et au moment où ma santé mentale commençait à être affectée (déprime et fatigue permanentes) j'ai pris conscience que je devais me reposer, au-moins pendant un temps. Alors, j'ai mis de l'argent de côté, de quoi vivre pauvrement pendant six mois environ, sans bosser. Finalement, j'ai demandé à passer à temps partiel, sans quoi je devrais démissionner. Nous nous sommes mis d'accord avec mes employeurs, et j'ai obtenu de travailler deux jours par semaine au lieu de cinq. Cette quantité de travail me fournit depuis bientôt deux ans de quoi vivre au quotidien, de manière très simple, et me permet aussi de mettre un peu de sous de côté, quand je ne les dépense pas pour mon plaisir. Et j'ai une petite somme sur un autre compte, à utiliser en cas de pépin uniquement, de quoi vivre sans bosser pendant 4-5 mois.

Même si je n'avais pas tellement le choix, cette décision était tout de même très difficile à prendre. Malgré mon jeune âge, je m'étais habitué en deux ou trois ans de travail seulement à recevoir un salaire tous les mois et la perspective de ne plus en toucher du tout, éventuellement, était plutôt angoissante. Comment payer le loyer, la bouffe? Peur d'être marginalisé. Peur de l'inconnu aussi, de ne pas savoir de quoi sera fait le lendemain. Enfin, peur d'être différent, et de devoir expliquer mon choix à mes amis et ma famille.

J'ai donc opéré deux grands changements: j'ai réduit mon temps de travail de plus de la moitié, et j'ai réduit mon niveau de vie au plus bas (chambre de bonne, 11m2 de surface, quasi-zéro consommation). Je n'étais pas trop dérangé de retrouver le niveau de confort que j'avais connu quelques années plus tôt, mais c'est clair que ça peut être un deuxième facteur de stress. Et si on n'a pas un minimum d'humilité et de confiance en soi, ça paraît impossible.

Les deux premières semaines à temps (très) partiel, je ne savais pas quoi faire de mon temps libre. Mes journées passaient, et je ne faisais rien, j'osais à peine sortir de chez moi. Je surfais sur le net, regardais des films, lisais des trucs, grignotait... Mais après ces deux dernières semaines, j'ai vite retrouvé de l'énergie. Et j'ai commencé à prendre des initiatives, à choisir ce que je faisais de mes journées. C'est à ce moment, je pense, qu'on commence à se retrouver, à renouer avec notre créativité naturelle, cette précieuse débrouillardise qui s'est endormie en nous, après tant d'années assis sur les bancs d'école, puis sur un fauteuil de bureau.

Ensuite, après cette liberté retrouvée, l'impression de reprendre le contrôle de ma vie, je me souviens avoir connu la joie. Et j'ai réalisé que je n'avais pas connu cette joie depuis longtemps, une joie spontanée, et non provoquée par quelque heureux évènement. Je me suis promené pendant des journées entières dans Paris, pendant la semaine, j'ai savouré le calme, et la sérénité des autres, des gens qui ne bossaient pas: retraités, enfants, chômeurs, handicapés... Puis j'ai rendu visite à des amis, à ma famille, j'ai voyagé. J'ai joué de la musique. J'ai médité. J'ai passé des après-midis et des soirées à lire toutes sortes de livres, surtout politiques et économiques. Car mon regard sur la société s'était mis à changer. J'éprouvais une tristesse sincère pour les personnes qui allaient au travail, par manque de choix, de conviction ou de confiance. Cette tristesse était plus ou moins à la hauteur de la joie que me procurait la désertion.

Il me semble aussi que cette joie venait de ma capacité renouvelée à me contenter de peu de choses. En sortant de l'ambition professionnelle et matérielle, on sort de cette tension permanente entre ce que nous sommes, et ce que nous voulons être, entre ce que nous avons, et ce que nous désirons acquérir. Sortir de ce conflit est une libération.

Débarrassé du stress du travail, et de son rythme débilitant, mon esprit s'est reposé. Ralenti à une vitesse correcte, j'ai pu observer le monde, la société, avec plus d'acuité. A force de lectures, et de réflexions, j'ai commencé à pouvoir suivre le fil de mes pensées et dérouler mes propres réflexions, mes propres idées. Ce ralentissement s'est non seulement avéré propice pour mon mental, mais aussi pour mon corps, puisque j'ai pu enfin m'exercer un peu, ne serait-ce qu'en quittant la sédentarité du bureau et en m'alimentant simplement mais correctement.

Je pense d'ailleurs que la lenteur et la disponibilité sont à la source de toutes les qualités qu'on peut cultiver, quand elles ne fleurissent pas d'elles-mêmes.

Mais la sérénité, la confiance, la patience, l'imagination, l'indépendance... ne sont pas de trop quand on a quitté ne serait-ce que partiellement le travail. Il n'est pas toujours simple de vivre pauvrement, même quand on l'a “choisi”. Et surtout dans une ville comme Paris, qui regorge de tentations payantes... Il faut bien s'organiser pour parer les dépenses imprévues, et ne pas se retrouver dans la galère. On se marginalise par rapport à certains amis qui ne peuvent pas passer une soirée sans dépenser, ou même ne cautionnent pas ce choix de vie. Et même les personnes qui restent dans notre entourage nous demandent très fréquemment de nous justifier, quand elles ne commencent pas elles-mêmes à se justifier (spontanément, bien sûr, je ne critique pas les choix des autres, je me retrouverais alors seul au monde!). En gros, le simple choix de ne pas consacrer sa vie au travail, et le fait de rester, paisiblement, dans cette situation, interroge nos proches sans qu'on n'ait jamais vraiment besoin de soulever le sujet. C'est comme avoir un végétarien à table, quelqu'un finit toujours par lui faire la remarque. Mais d'autres personnes peuvent être au contraire attirées, par notre calme, notre disponibilité, notre confiance... Et notre temps libre ouvre les portes à de fort belles rencontres, pour peu qu'on bouge un minimum de chez nous.

Et même si la situation personnelle devient un peu dure par moments (financièrement et moralement), je me dis toujours que travailler à temps plein comporte aussi son lot de difficultés, et quitte à choisir je préfère affronter les épreuves de la pauvreté. Elles me paraissent moins dures à subir, elles sont ponctuelles et non permanentes, et je suis en accord avec ma conscience.

Car en sortant du monde du travail, on sort de ce mode de pensée qui veut que chaque geste doit être rémunéré. “Je te donnes quelquechose, alors tu me donnes quelquechose en retour”. La gratuité revient dans notre vie, et on se met à chercher le sens de nos actes, de nos paroles, puis de nos pensées. Paradoxalement, passé un certain temps à me la couler douce, j'ai fini par avoir un sentiment de responsabilité en ce monde et j'ai commencé à me demander ce que je pourrais faire, pour améliorer la situation à mon niveau. Et mes idées politiques se sont radicalisées très rapidement. C'est un peu comme les étudiants qui manifestaient contre le CPE. Les espaces de liberté ouverts par des semaines de grève et de lutte collective ont réveillé en eux des désirs bien plus grands, et leurs revendications sont devenues bien plus larges, révolutionnaires et donc irrecevables (incompréhensibles?) par les médias et les politiques qui n'ont retenu que la revendication réformiste “anti-CPE”.

Mais remettre en cause tout ce qui nous a été appris, remettre en cause les fondements de notre système à présent mondialisé, et remettre en cause notre avenir (carrière, famille, maison, etc), cela demande à nouveau une bonne dose de courage. Et quand il faut sortir de sa carapace, rencontrer d'autres personnes pour tenter de changer les choses par le travail collectif, il nous faut encore du courage.
A force de traiter les gens qui ne bossent pas de fainéants et de lâches, on ne se rend plus compte du tout des qualités que peuvent avoir les chômeurs, RSAstes, etc. Le courage est une qualité fondamentale, ô combien nécessaire aujourd'hui. Pour moi il s'agit de faire le chemin intérieur une bonne fois pour toutes, puis au fil de l'eau, discrètement, mais de ne pas passer sa vie à s'analyser soi-même et gamberger dans ses faiblesses. Il faut distinguer les causes intérieures, psychologiques, de notre souffrance, des causes extérieures, culturelles, politiques, puis éventuellement faire le lien. Il faut dépasser ce cheminement intérieur, l'ouvrir, pour évoluer vers un cheminement “extérieur”, c'est-à-dire tourné vers les autres, vers la société au sens large.

Pour conclure, citons l'auteure du site actuchômage.net qui nous appelle à distinguer “le vrai courage, celui qui consiste à refuser l'injustice et l'oppression, et le prétendu courage de l'esclave qui supporte les coups puis retourne se faire exploiter. En effet, on nous enseigne dès l'enfance et de manière simpliste qu'une personne est courageuse quand son quantum doloris est remarquablement élevé. Or, rien n'est plus faux. L'endurance au mal, proche du masochisme, n'est pas synonyme de courage mais de… "bravitude". Le vrai courage, c'est combattre le mal en refusant de le subir et de s'y soumettre, ouvertement ou par mille voies détournées.” 1

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A lire aussi : un texte intéressant sur le courage => "Courage, Citoyens!"

  • 1. Les nouveaux résistants, Sophie Hancart, 2010, Actuchomage.org